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neau. Il chantait d’une voix entrecoupée de hoquets une folle chanson, une ronde de village, et frôlait paresseusement les cordes d’une guitare. Ses cheveux mouillés pendaient en mèches flasques le long de ses joues blafardes.

Au beau milieu du cabaret, Obaldouï, entièrement dévergondé et en chemise, dansait en faisant des zigzags, des écartements de jambes, des sauts et des chutes vertigineuses, ayant pour vis-à-vis, pour la partie du grave et du gracieux, le gros paysan à la souquenille en pendeloques. Celui-ci, son tour venu d’exécuter quelque passe, piétinait et tortillait de son mieux ses jambes affaiblies : il souriait stupidement, d’un sourire de crétin, qui perçait à travers les révoltes de sa barbe surabondante, et sa main, à défaut de sa voix, semblait dire, en se déjetant à la hauteur de l’épaule, les quelques paroles qui se prononcent dans cette danse d’ivrognes d’une gaieté désespérée. Il ne se pouvait rien imaginer de plus grotesque que ce visage grimaçant d’efforts pour hausser ses sourcils pendant que ceux-ci refusaient tout service et persistaient à couvrir des yeux qui voulaient, à toute force, se faire tendres et doux. Le rustre était dans cet état de l’homme ivre qu’on secoue en vain, et dont chaque passant dit : « En voilà un qui en tient joliment. » Morgatch, rouge comme une écrevisse et les narines toutes grandes ouvertes, souriait malignement du banc où il s’était établi près de la fenêtre. Le seul Nicolas Ivanovitch avait, comme il convient à tout digne cabaretier, conservé parfaitement toute sa tête. Il y avait là une quantité de visages nouveaux : je m’obstinais à chercher du regard le Dîkï-Bârine ; j’y perdais mon temps, il n’y était plus.

Je résolus de descendre la colline sur laquelle s’élève Kolotofka. Dans la vallée s’étend une large plaine que couvrait l’épais et sombre brouillard du soir ; cette plaine, ainsi cachée à la surface, paraissait dix fois plus étendue qu’elle ne l’était réellement, et semblait se confondre avec le ciel, dont ce brouillard épaississait encore l’obscurité. Je descendais à grands pas en suivant le chemin qui côtoie le ravin, quand tout à coup, au loin, dans la vallée, retentit la voix sonore d’un jeune garçon, d’un enfant.