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le fini des nuances ne laissaient rien à désirer. J’avais rarement entendu une voix d’une si exquise fraîcheur. Elle avait bien quelque chose de timide et même de légèrement saccadé, un accent maladif qui troublait au commencement ; mais ce qu’on y démélait bientôt à ne pouvoir s’y méprendre, c’était un sentiment profond, une passion vraie, où la jeunesse, la force, la douceur et une charmante insouciance semblaient se fondre et se concilier avec un chagrin poignant. L’âme russe, si ingénument bonne et chaude, résonnait et respirait dans cette voix qui allait au cœur pour y faire vibrer toutes les cordes sensibles qu’éveille la mélancolie nationale.

Le mélodie grandit, monta, déborda largement ; il devint évident que l’inspiration et son ivresse s’étaient emparées de Jacques ; il n’y avait plus en lui trace de timidité, il était livré tout entier à la volupté du chant. Sa voix ne tremblait plus malgré lui ; elle frémissait sans doute, mais de cet aimable et communicatif frisson que la passion fait passer dans les âmes et imprime à tout un auditoire ; et cette voix magistrale ne cessait de prendre de la force, de la fermeté et de l’ampleur.

Sous l’impression de ce chant, ma mémoire évoqua toute une scène du passé. Il me souvient qu’un soir, à l’heure du reflux, sur l’immense plage d’une mer qui, en se retirant, grondait et menaçait au loin, et semblait dire : « Demain je reviendrai, prends garde ; » je vis une énorme mouette blanche qui se tenait immobile sur la grève onduleuse. Elle offrait sa poitrine soyeuse aux lueurs empourprées du couchant, et de temps en temps entr’ouvrait ses longues ailes, jouant ainsi coquettement avec ces deux retraites, qui éloignaient d’elle simultanément ses deux plus grands amis, le soleil lointain et la mer profonde… Je me souvins de ce bel oiseau et de son manège en écoutant Iakof, dont le corps était immobile devant nous au milieu d’un cabaret de campagne, mais que l’inspiration mettait en face des abîmes et des plus sublimes lointains. Il chantait, ce villageois, et il avait complètement oublié et son rival et nous tous, bien qu’il fût soutenu, lui, l’habile nageur, à la surface des flots