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Dieu te permettra, » dit le Dîkï-Bârine en prenant la posture d’un homme qui attend qu’on s’exécute tout de suite.

Iakof aspira de l’air en silence, regarda autour de lui et se couvrit de la main gauche tout le haut du visage. Toute l’assistance le dévorait des yeux, et plus particulièrement l’entrepreneur : celui-ci laissait percer sur ses traits, à travers l’assurance qui lui était naturelle et celle que lui donnait son triomphe de tout à l’heure, une vague inquiétude dont je ne démêlais pas bien le motif, en voyant le peu de courage de son concurrent. Il s’adossa à la paroi et se mit de nouveau les deux mains à plat sous les cuisses, mais en se tenant immobile. Lorsqu’enfin Iakof se découvrit le visage le pauvre jeune homme était pâle comme un mort ; ses yeux perçaient à peine à travers ses cils abaissés.

Le chanteur soupira, prit son haleine, émit un son. Ce premier son promettait peu, il était faible, inégal, et il me sembla ne pas venir de la poitrine : il était comme élancé de plus loin, comme apporté du dehors et jeté par hasard dans la chambre, au milieu de l’auditoire attentif ; Il produisit un singulier effet sur chacun de nous, ce son accidenté d’un faible trémolo ; nous nous regardâmes les uns les autres. Mais la femme de Nikolaï Ivanytch fit un haut-le-corps qui n’était, je suppose, qu’une manière de se préparer à ne rien perdre de la seconde partie du concert. Telle était, quant à moi, la disposition où je me sentais également.

Après l’émission de ce premier son brisé, il s’en fit entendre un second, plus ferme et plus prolongé. C’était bien encore un son frémissant, semblable à la vibration d’une corde de Naples, lorsque, ébranlée par un doigt puissant, elle résonne, pour rendre un arrière-frémissement plus doux qui s’éteint, semble s’éloigner en s’affaiblissant et finit par s’évanouir. Un troisième son s’éleva plus beau, plus plein, plus ferme, puis le chanteur s’anima, et son chant s’échauffa, s’élargit, se dessina ; il avait un caractère éminemment mélancolique ; il commençait ainsi : «  Bien des sentiers mènent à la prairie. »

Nous respirâmes tous à l’aise, la satisfaction était peinte sur toutes les figures ; la grâce et le moelleux des intonations,