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— Il chante tlès-bien, tlès-bien[1], ajouta la femme du cabaretier.

— Bien, gha ah gha ! mugit en contenant sa voix mon voisin le moujik.

— Ah ! un tortillard-polèeka[2] ! s’écria aussitôt Obaldouï ; et, s’approchant du rustre, il le montra du doigt, fit un saut grotesque et partit d’un grand éclat de rire : polèeka, polèeka, gha, badeè, poniaï, gha[3], le tortillard ! Çà, retors, voyons, dis-nous comment tu nous es tombé ici » dit-il à ce pauvre homme, à travers les saccades du fou rire qui s’était emparé de lui.

Le malheureux moujik se troubla ; il allait se lever et sortir au plus vite, quand tout à coup, dans l’intérêt de son repos, retentit la voix d’airain du Dîkï-Bârine :

« Ah ça ! mais, qu’est-ce que c’est donc que cet animal qui ne laisse personne en paix ? cria-t-il en grinçant des dents,

— Moi, je ne lui fais rien, marmotta Obaldouï ; pourquoi le tourmenterais-je ?… c’était comme ça…

— Tais-toi ! Et toi, Iakof, commence. »

Iachka se passa la main sur la gorge et dit des mots sans suite, qui trahissaient un fort grand trouble et une excessive timidité.

« Si tu dois avoir honte, c’est de faire croire que tu as peur ; trêve de détours ; chante, et chante ; du mieux que

  1. Bien des Russes du commun gardent toute leur vie l’habitude de substituer au milieu des mots des lettres douces à des lettres rudes, par exemple à r, à cl et à ct, les lettres l, ll, tt, chalnière pour charnière, dilettor pour director, colidor pour corridor ; car tous ces mots ont passé dans le russe. Quelques-uns parlent ainsi tout à fait comme les petits enfants, et cela contraste bizarrement avec leur barbe touffue et leur grosse panse.
  2. On appelle Polèeki (riverains de forêts) les habitants de la lisière méridionale d’une longue zone de forêts qui commence sur la limite commune des districts de Bolkhof et de Jizdrinsk. Ils se distinguent par beaucoup de particularités dans leur genre de vie, leurs mœurs et leur Langage. On les appelle tortillards, retors, zavorotni, à cause de leur caractère soupçonneux et avare.
  3. Les polèeki emploient presque à chaque mot les exclamations gha ! et badeè ! qui n’ont aucun sens ; ils abrégent beaucoup de mots ; ils disent poniaï pour pogoniaï (cours après), etc., etc.