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« Tu nous as donné une fête, frère ! criait Obaldouï sans lâcher le virtuose qu’il tenait serré dans ses bras, et quelle fête ! et quelle fête ! Tu as gagné, frère, tu as gagné, je te félicite d’avance, la mesure de bière est à toi. Iachka ne peut pas lutter ; je te le dis, il ne peut pas. Eh ! crois-moi bien, il va avoir un pied-de nez… Et là-dessus il pressait l’entrepreneur de plus belle contre sa poitrine.

— Laisse-le donc tranquille ; lâche-le, on te dit, ennuyeuse[1] ! s’écria avec vivacité Morgatch ; laisse-le donc se remettre à son aise sur le banc ; tu vois bien qu’il est harassé et qu’il n’en peut plus. Quel brouillon tu es, en vérité ! un faiseur d’embarras ; tout à fait la feuille du bain[2] ou la mouche altérée, pas moyen de s’en défaire !

— Eh bien ! à la bonne heure ; qu’il aille s’asseoir, et moi je prendrai la goutte à sa santé, répondit Obaldouï, en se rapprochant du comptoir. C’est sur ton compte au moins, frère, » ajouta-t-il en s’adressant à l’entrepreneur.

Celui-ci fit de la tête un signe de consentement ; il alla reprendre sa place sur le banc, et tira de son bonnet un grand essuie-mains dont il s’essuya le visage.

Obaldouï lampa avidement non pas une goutte, mais bien un verre, un verre à vin, d’eau-de-vie de grain, et, selon l’habitude des ivrognes de profession, il fit claquer sa langue et prit vaporeusement un air d’impatiente délibération.

« Tu chantes bien, frère, oh ! mais, je dis bien, dit Nikolaï Ivanytch en homme qui sait le poids de ses paroles. Çà, maintenant, à toi, Iachka ; fais attention, ne faiblis pas, tiens bon. Nous verrons, nous jugerons. Tu as entendu, tu l’as reconnu toi-même, l’entrepreneur chante bien, réellement bien, ma foi.

  1. Les gens qui hantent les cabarets se donnent souvent des noms et des qualifications de femme.
  2. Dans les étuves russes, pour exciter une transpiration abondante sous une chaleur de 30 à 45º Réaumur, on se frappe d’une touffe de branches fines et souples de bouleau garnies de leurs feuilles ; celles de ces feuilles qui se collent sur la peau résistent souvent aux douches redoutables, aux seaux d’eau chaude qu’on se verse en abondance sur la tête pour inonder tout le corps.