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Nikolaï Ivanytch, dans l’angle de son comptoir, balançait approbativement la tête à droite et à gauche. Obaldouï finit par se plonger de jubilation la tête dans les épaules en piétinant et en frappant le plancher d’énergiques coups de talon. Iakof avait les yeux rouges et ardents, il tremblait comme la feuille des bois, et souriait comme dans la fièvre. Seul, Dîkï-Bârine ne changea pas de visage, et resta immobile à sa place ; mais son regard, fixé sur le chanteur, avait une remarquable douceur, quoique sa lèvre demeurât dédaigneuse.

Encouragé par les marques de la satisfaction générale, le virtuose partit comme un tourbillon, et il exécuta de telles roulades, fit tant de trilles, donna de si violents coups de gosier, suivis de telles cascades de sons, que quand, à la fin, épuisé, pâle, baigné d’une sueur chaude, il émit, en se déjetant en arrière de tout son corps, son dernier trait, un son expirant et comme perdu aux extrémités de l’espace, un cri général s’échappa de toutes les poitrines des assistants, comme, à un signal donné, part un feu de peloton. Obaldouï se jeta au cou du chanteur et le pressa dans ses longs bras osseux ; sur le gras visage de Nikolaï Ivanytch apparut une rougeur qui lui ôtait vingt ans et le transfigurait en jouvenceau ; Iakof criait comme s’il eût perdu la tête : « Molodetz ! molodetz[1] ! » Et il n’y eut pas jusqu’à mon voisin, le moujik déguenillé, qui, n’y pouvant tenir, frappa du poing sur la table, et s’écria : « Ah gha ! ah gha ! c’est bien, diable emporte, c’est bien ! » et cracha résolûment à trois pas contre la plinthe[2].

  1. Luron, fameux gaillard, dégourdi, brave garçon. Le mot de molodetz jouit d’une grande faveur et revient à tout propos dans le langage parlé : il entre aussi dans une foule de dictons russes :

    Gaillard (molodetz) comme un concombre salé !
    Tout vrai molodetz n’a de pareil que lui-même.

  2. Il est incroyable en combien d’occasions crachent les Russes du bas peuple : ils crachent dans l’enthousiasme, dans l’admiration, dans la peur, dans la joie, dans le mépris. C’est l’effet d’une vieille et tenace superstition : il parait qu’en crachant on rejette hors de soi le diable toujours prêt à profiter de la distraction d’un pauvre homme pour lui entrer par la gorge.