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au dehors, l’air libre les enivrerait à l’instant, et que dans leur expansion elles le briseraient avec tout ce qu’elles rencontreraient sur leur passage. Et je me trompe fort si dans la vie de cet homme il n’est pas déjà arrivé quelque chose de semblable, si, éclairé par l’expérience, après s’être à grand'peine préservé d’un sort funeste, il ne se tient pas lui-même impitoyablement, despotiquement, dans une contrainte et une surveillance sévères qui absorbent tout son temps et toutes ses facultés. Ce qui m’a le plus frappé dans Pérévléçof, c’est cet instinct d’une violence native, d’une férocité innée, dont on surprend dans son regard les vagues impulsions comprimées avec peine, joint à une noblesse de cœur tout aussi naturelle ; mélange qui ne s’est offert à mon observation dans aucun autre homme au même degré.

L’entrepreneur, debout entre le comptoir et le coin qu’il venait de quitter, ferma les yeux à demi, et entonna, d’un fausset très-élevé, un air du pays, que j’entendais pour la première fois, et qui n’est guère abordable qu’à des voix sûres et capables d’atteindre avec cette pureté aux plus hauts registres. La voix de notre homme était en somme douce et agréable, mais un peu grenelée, pointillée, émiettée ; il s’en jouait comme d’un beau joujou étincelant de rubis, qu’on fait tourner : le son semblait partir de la nue pour descendre et remonter sans cesse dans les spirales d’un escalier de cristal inondé de soleil : et de ces hauteurs imperceptibles il laissait pleuvoir des nuées de mélodies éblouissantes qui flottaient et ondulaient avec grâce, puis il s’en détachait des points d’orgue magiques et semblables à des étoiles filantes, qui se perdaient dans le silence… et après ces pauses, qui laissaient à peine le loisir de respirer, il se faisait de ces reprises d’un éclat et d’une hardiesse à emporter l’âme.

Dans les évolutions rapides de son chant, à des motifs assez fiers il en faisait succéder de plaisants, et l’art parfait avec lequel il ménageait les transitions m’intéressait plus que ses trilles et ses roulades, quelque prodigieux qu’ils fussent par leur netteté mélodique. Tout dilettante eût été charmé d’entendre ce que j’entendais ; un Allemand en eût gémi et murmuré. C’est un tenore di grazia russe ; il serait goûté à