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médite des semaines entières une entreprise en apparence ordinaire et commune, et tout à coup on le voit lancé dans une affaire d’une témérité inouïe. Il va sûrement s’y casser le cou… Non, voyez, il a pris le haut du pavé, et tout marche sans encombre ni difficulté. Heureux, il a foi en son étoile ; il croit aux présages ; il est très-superstitieux On ne l’aime pas, il s’en soucie peu ; on a pour lui de la considération, et c’est à quoi il tient. Toute sa famille consiste en un fils encore imberbe, il raffole de cet enfant ; celui-ci ira loin ; il est formé à l’école de son père, qui est passé maître en toutes choses.

« Le petit Morgatchon est bien le fils de son père, » disent tout bas les vieillards assis en conseil, le soir dans la belle saison, sur les levées de terre qui chaussent le pied de leurs chaumières ; et tous ont garde d’ajouter un mot à cette petite phrase diplomatique.

L’entrepreneur est l’entrepreneur, et n’a presque pas d’autre nom dans le pays ; il est l’homme de ressources pour les fournitures en tout genre, depuis la viande, le poisson et la chandelle jusqu’à la brique, la pierre, la chaux et le bois de construction ; il vous fournira des maisons et un chien de chasse, il fera votre remonte de casseroles et d’allumettes phosphoriques. Il se contente du plus léger bénéfice, aussi est-il l’utile intermédiaire entre celui qui a et celui qui cherche ; il met en présence les gens qui peuvent se rapprocher, sinon il se fait modestement le trait d’union entre eux. On l’emploie à tout, parce qu’il est humble et actif ; il n’a aucune maison de commerce, mais il n’est pas de commerçant et de fabricant qui ne le connaisse et ne le ménage. Il fait de bonnes et honnêtes affaires sans qu’on voie rien paraître chez lui qui prouve qu’il y ait gagné un surcroît d’aisance ou bien qu’il en tire vanité auprès des autres. Tel il était il y a quinze ans, tel il est aujourd’hui ; et s’il est un point où son amour-propre puisse paraître un moment, ce n’est que sur l’agrément de sa voix et sur son talent de chanteur.

Passons à Turc-Iachka ou Iakof, son émule de chant, et disons d’abord que son sobriquet de Turc lui vient de ce qu’en effet il eut pour mère une femme turque, amenée en