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russe est naturellement porté à coiffer chacun d’un sobriquet, et l’homme qui a habité vingt lieux divers court grand risque d’avoir vingt sobriquets à sa charge, et ce serait miracle qu’ils fussent tous d’une égale justesse. Malgré tout mon désir de sonder un peu mieux le passé de cet homme, il reste pour moi, dans sa vie, et probablement pour beaucoup d’autres curieux, de nombreuses éclipses de lumière, ou, comme diraient les gens qui font des livres, des points qui demeurent enveloppés d’épaisses et impénétrables ténèbres. Tout ce que j’en ai su, c’est qu’il a été cocher dans la maison d’une vieille dame sans famille, qu’il prit la fuite avec les trois meilleurs des chevaux qui étaient confiés à ses soins, qu’il demeura introuvable pendant une année entière, et que, s’étant probablement convaincu des dangers et des misères de la vie errante, il revint de lui-même, mais boiteux, maigre, en haillons, mais repentant, mais rampant aux pieds de sa maîtresse ; que, par une conduite exemplaire, il fit oublier ses torts ; que peu à peu il rentra tout à fait en grâce, se concilia la pleine confiance de la dame ; qu’il devint l’intendant de son domaine, et qu’à la mort de l’excellente vieille personne, il se trouva, on ne sait comment, affranchi du servage, inscrit dans les matricules de la bourgeoisie, se fit fermier, colon, planteur sur les terres des propriétaires de nos environs ; qu’il fit fortune, et qu’il vit maintenant dans une agréable aisance.

C’est un homme expert, plein de prudence, ni bon ni méchant ; bon spéculateur, il connaît les hommes, et ne manque pas de les exploiter dans l’occasion. Il est circonspect et hardi au besoin, comme le renard ; il peut se montrer babillard comme une vieille femme, sans jamais dire un mot de plus qu’il ne veut, mais il fait dire aux autres ce qu’ils voudraient cacher. Au reste, il ne contrefait pas les imbéciles comme tant de rusés de sa sorte, et ce rôle lui serait par trop difficile ; car je n’ai jamais vu à personne des yeux si pénétrants, si pétillants d’esprit que les petits yeux fripons de cet honnête bourgeois. Il ne s’en sert pas, comme le commun, pour regarder les personnes à la face, mais pour voir à travers et en dedans, en dessous et derrière. Morgatch, parfois,