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dans le cabaret de Nicolas, et, quant aux autres, c’est après les avoir vus que j’ai recueilli quelques données sur eux.

Commençons par Obaldouï. Le vrai nom de cet homme est Evgraf Ivanof ; mais personne dans nos cantons ne le nomme autrement qu’Obaldouï, et lui-même se fait gloire de ce sobriquet, tant il a de justesse ; il sied on ne peut mieux à un homme de rien, à un brouillon, à un fâcheux dont les traits, comme les longs bras et la langue, sont dans une agitation continuelle[1]. C’était un domestique célibataire et ivrogne, que ses maîtres avaient depuis longtemps livré à lui-même : n’ayant d’occupation nulle part, ne recevant pas un sou de qui que ce fût, il trouvait cependant moyen de s’amuser chaque jour aux dépens d’autrui. Il avait un grand nombre de gens de connaissance qui le régalaient de thé et d’eau-de-vie, sans savoir eux-mêmes pourquoi, car il n’a jamais été amusant pour personne, et il a, au contraire, toujours fatigué tout le monde par son stupide bavardage, par son importunité de mouche ou de moustique, par son agitation fébrile et par son gros rire faux. Il n’a jamais su ni chanter, ni danser, ni gratter les cordes d’une guitare ; de sa vie il n’a dit un mot, je ne dis pas spirituel, mais seulement raisonnable ; il a de tout temps jacassé et déraisonné à travers champs ; ce n’est donc qu’un bavard, un braillard, un Obaldouï… et cependant il n’y a pas eu depuis vingt ans, à quarante verstes à la ronde, une orgie de gens du commun où sa longue figure n’ait soudain apparu au beau milieu des buveurs, tant on s’est accoutumé à supporter sa présence comme un mal inévitable. Il est vrai qu’on le traitait souvent comme un grand mauvais laquais, ce qui était encore au-dessus de ses mérites, puisqu’il n’avait pas même su l’être ; mais il n’y avait que le Dîkï—Bârine qui sût réprimer la verve de ce maroufle.

Morgatch n’avait aucun trait de ressemblance avec Obaldouï ; ce nom de Morgatch[2], ou le Clignoteur, est un sobriquet qui lui était venu on ne sait trop comment, car, en vérité, cet homme ne clignotait pas plus que les autres. Le peuple

  1. Ce sobriquet ne peut venir que du verbe boltat, oboltat, qui signifie à la fois bavarder, jacasser, et remuer, s’agiter.
  2. Du verbe morgat, clignoter.