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près d’une fenêtre, se laissait apercevoir à demi sa femme, dont les regards concouraient activement à la surveillance du maître.

Au milieu du cabaret se trouvait un homme maigre, mais bien fait, de quelque vingt-trois ans, vêtu d’un long cafetan de nankin bleu. Il avait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bien que son teint fût loin d’annoncer une santé bien robuste ; ses joues flasques, ses grands yeux gris inquiets, son nez droit, à narines mobiles, son front blanc en talus, orné de boucles d’un jaune canari qu’il renvoyait derrière ses oreilles, ses lèvres un peu grosses, mais fraîches et expressives ; tous ses traits enfin révélaient un caractère fougueux et passionné. Il était dans une grande agitation : il ouvrait et fermait les yeux, il respirait d’une haleine inégale ; ses bras tremblaient comme par un accès de fièvre ; c’est qu’en effet il avait la fièvre, cette fièvre névralgique si connue de tous ceux qui parlent et chantent devant une assemblée avide de merveilles. Cet artiste était Iachka ou Jacques dit le Turc. Près de lui se tenait un homme de quarante ans, large d’épaules, ayant les joues épaisses, le front bas, les yeux étroits à la tatare, le nez court et plat, le menton carré, les cheveux noirs, brillants et durs comme le crin d’une brosse. À voir ce visage brun et plombé, avec ses lèvres blafardes, dans l’état de calme et de recueillement qu’il réfléchissait, on sentait qu’il pouvait prendre facilement un caractère féroce, ou qu’il avait déjà revêtu cette expression en d’autres circonstances. Sans faire aucun mouvement, cet homme regardait lentement autour de lui, comme le bœuf de dessous le joug. Il était vêtu de je ne sais quel vieux surtout à boutons de cuivre plats ; une cravate de soie noire usée entourait son gros cou musculeux. C’est lui qu’on appelait le Sauvage-Monsieur, Dîkï-Bârine.

En face de lui, dans l'angle du banc sous les images, était assis le rival de Iachka, l’entrepreneur[1], de la ville de Jizdra ; c’était un homme de taille moyenne, mais bien prise, âgé d’une trentaine d’années, visage taché de rousseurs, nez

  1. Cette appellation s’expliquera d’elle-même plus loin.