Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas ferme et précipité dans le cabaret, bien résolu de ne gêner personne, mais de tout voir et de tout entendre.

Je suppose que bien peu de mes lecteurs ont eu l’occasion de connaître nos cabarets de campagne, et qu’un plus petit nombre encore a pu les observer attentivement ; mais nous autres chasseurs, où n’entrons-nous pas ? Leur aspect extérieur est celui d’une chaumière, et leur distribution intérieure est fort simple. Un intérieur de cabaret villageois, dans nos provinces, présente ordinairement une petite pièce d’entrée sombre et une grande chambre, nommée en russe béelaïa izba[1], divisée en deux par une cloison derrière laquelle, à moins d’être de la famille, nul n’a le droit de passer. Dans cette cloison, au-dessus d’une large table de bois de chêne figurant le comptoir, est découpée une ouverture plus large que haute. Sur cette table, disposée quelquefois en double ou triple étagère, on voit, sur les côtés, les spiritueux en vidange ; au fond, des flacons cachetés, de différente capacité, rangés en gradins droit derrière l’ouverture béante. Dans la partie antérieure de l’izba, partie mise à la disposition des visiteurs, se trouvent, pour tout mobilier, un banc fixé tout à l’entour de la paroi, deux ou trois futailles vides et une table près de l’angle au-dessous de l’image sainte. Les cabarets de village sont la plupart assez sombres, et vous n’y voyez presque jamais, sur les parois de rondins nus, les grossières images dites loubotchnyïa (d’écorces), si vigoureusement colorées, et dont aucune chaumière en Russie ne saurait guère se passer.

Quand j’entrai, il s’était déjà réuni une assez nombreuse société.

À son comptoir, et masquant de sa large carrure presque toute l’ouverture et la pyramide des goulots cachetés du fond de la scène, se tenait, en ample chemise d’indienne bariolée, et avec un moelleux sourire sur ses joues rebondies, Nikolaï Ivanytch, versant de sa main blanche et potelée deux verres d’eau-de-vie à ses deux amis, Morgatch et Obaldouï, qui venaient d’entrer ; derrière lui, dans un coin,

  1. Ou chambre blanche, c’est-à-dire claire.