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Pritynnî Kabatchok, un sentier qui côtoie la berge du ravin de Kolotofka. Le soleil régnait en tyran dans l’espace ; il était terrible, inflexible, inévitable ; l’atmosphère était tout imprégnée d’une poussière suffocante. Les freux et les corbeaux, absorbant sur le noir luisant de leur plumage tous les rayons colorants et lumineux à la fois, tenaient leurs becs béants en jetant des regards voilés sur les passants, à qui ils avaient réellement l’air de demander l’aumône d’un peu de pitié ou de sympathie dans la commune souffrance. Ils devaient bien porter envie aux moineaux, qui seuls, au lieu de se plaindre de la canicule, soulevaient leurs plumes, gazouillaient avec plus de transport que jamais, se livraient des assauts furieux sur le rebord des palissades, s’élevaient par grandes volées du milieu de la route poudreuse et allaient s’abattre comme un gros nuage gris sur les chènevières, qui se fussent bien passées de cette ondée vorace. J’étais tourmenté par la soif ; il n’y avait ni source, ni ruisseau à ma portée. À Kolotofka, comme dans la plupart des villages steppiens, les paysans, faute de sources et de puits, ont accoutumé leur estomac à absorber la boue liquide d’un étang, d’une mare quelconque. Mais qui sera jamais tenté de décorer du nom d’eau un si dégoûtant breuvage ? Je résolus d’aller demander à Nikolaï Ivanytch un verre de bière ou de kvass.

Je crois avoir déjà dit qu’en aucun temps de l’année Kolotofka n’est d’un aspect réjouissant ; mais il fait naître un sentiment particulièrement douloureux, quand le soleil de juillet vient, comme aujourd’hui, darder ses impitoyables feux ; qu’il grille et calcine et les toits bruns et ravagés des chaumières, et le hideux ravin, et le troupeau du village, troupeau poudreux, hâve, qui ne rappelle point ceux de la Hollande et du Tyrol, et où se mêlent de grandes et maigres poules qui n’ont aucune parenté avec l’agami du Brésil ; qu’il frappe d’aplomb les grisâtres parois d’une masure de rondins de frêne, débris de l’ancienne habitation seigneuriale, qui a des trous pour fenêtres ; ruines où s’épanouissent à l’aise l’ortie, le bouriane[1] et l'absinthe ; qu’il met presque

  1. Les bourianes sont de hautes herbes des steppes du sud de la Russie.