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construction, briques et faïence, poterie, peaux et cuirs, chansons et danses.

Quand son cabaret est vide, il se tient ordinairement assis comme un sac de blé, à terre devant la porte de la chaumière, ses minces jambes retirées sous lui, et il échange dans cette position des paroles de politesse avec tous les passants. Cet homme a beaucoup vu, il a survécu à des dizaines de gentillâtres campagnards qui, s’ils n’entraient pas chez lui pour se rincer la gorge, y venaient faire leur provision de brandevin distillé ; il sait tout ce qui se passe à cent verstes à la ronde, et jamais il n’en dit un mot, ni même ne laisse deviner qu’il soit au fait de mille petits mystères que ne soupçonne même pas le plus clairvoyant délégué de police. Il serre lèvre contre lèvre, sourit et trinque, ou remue sa vaisselle. Les voisins font état de lui ; Son Excellence M. Stchérépétenko, le propriétaire le plus marquant du district sous le rapport du rang civil, ne manque pas, chaque fois qu’il passe devant son cabaret, de le saluer d’un air de considération. C’est qu’en effet Nicolaï Ivanytch est un de ces hommes avec qui l’on compte.

Ainsi il a amené en un quart d’heure un voleur de bétail à restituer un cheval dérobé dans la cour de l’une de ses connaissances ; un matin, il a mis à la raison les paysans d’un village voisin, tous unanimes pour ne pas reconnaître un nouvel intendant ; et que de traits encore…! Mais il ne faut pas croire qu’il tienne cette conduite par dévouement au prochain ; il ne veut en réalité que prévenir ce qui pourrait nuire à son repos. Sa femme, bourgeoise au pied ferme et agile, à l’œil vif et au nez fin, est depuis quelque temps devenue, comme son mari, un peu chargée d’embonpoint. Il a en elle la plus aveugle confiance, et c’est elle qui tient la clef des écus. Les ivrognes turbulents la craignent : elle ne les ménage pas ; on a d’eux beaucoup de bruit et peu d’argent. Ses préférences sont pour les silencieux et les moroses, ceux qui devenus depuis longtemps ivrognes n’en conviennent pas avec eux-mêmes et sont encore à se le reprocher.

C’était un jour de juillet, et il faisait une chaleur accablante ; je gravissais bien péniblement, dans la direction du