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XVII.


Le cabaret. Le sentiment musical chez les Russes.


Le petit village de Kolotofka était jadis la propriété d’une dame surnommée dans le pays Stryganikha[1], à cause de son humeur prompte et décidée (son vrai nom est resté inconnu) ; aujourd’hui il appartient à je ne sais quel Allemand de Pétersbourg. Ce village est situé sur le versant oriental d’une aride colline coupée du haut en bas par un affreux ravin : celui-ci, béant comme l’abîme, déchiré et curé à fond par la fureur des eaux de printemps et d’automne, serpente tout au beau milieu de la rue, où, bien plus puissamment que ne ferait une rivière (sur une rivière, du moins, on peut jeter un pont) il partage le pauvre petit hameau en deux parties qui se font face sans être pour cela bien voisines. Quelques maigres aubours végètent craintivement sur les côtés accidentés de l’horrible et tortueux chenal. L’encaissement semble être tout de sable et de sablon ; le fond, qui est d’une teinte sèche et d’un jaune cuivre, est couvert d’immenses dalles argileuses. Il faut convenir que la localité n’est pas d’un riant aspect, et cependant il n’est pas un des habitants, à soixante kilomètres à la ronde, qui ne connaisse parfaitement la route du village de Kolotofka, et qui ne s’y rende volontiers et souvent.

À la naissance même du ravin, à quelques pas du point où il commence par une étroite crevasse, s’élève une petite maisonnette carrée, tout à fait distincte et à l’écart des autres. Elle est couverte de chaume, dominée au beau milieu du toit par son unique cheminée ; elle n’a qu’une fenêtre à l’arrière ; cette unique fenêtre, qui ressemble à un œil de Cyclope, regarde par-dessus le ravin, et dans les soirées de

  1. Qui tond, qui rase, mot formé du verbe strytch.