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deux heures après-midi a rendu son âme à Dieu, et que, ce matin, il lui a été fait des funérailles convenables, à mes frais, par les soins de mon intendant, dans mon église paroissiale. Il m’avait fait prier de vous faire tenir les livres et cahiers dont la poste vous annoncera sans doute aujourd’hui l’arrivée. Il s’est trouvé dans ses tiroirs la somme de 22 fr. 50 kop., qui, joints à ses autres effets, vont être expédiés à ses proches. Votre ami a gardé toute sa tête jusqu’au bout, et, pour dire la vérité, il est mort avec une entière insensibilité, ne témoignant aucune espèce de regret, même au moment où nous nous sommes tous trouvés réunis en famille pour lui faire nos adieux. Cléopatre Alexandrovna, mon épouse, vous salue. La mort de votre ami lui a beaucoup agacé les nerfs ; quant à moi, je gouverne bien ma santé, et j’ai l’honneur de rester

« Votre très-soumis serviteur,
« Gour Kroupianikof. »

Beaucoup d’autres exemples sont là pour confirmer ma thèse, et je n’aurai pas l’indiscrétion de vous en faire subir la lecture, sauf pour une femme, lecteur, pour une femme ; je serai bref. ·

Une bonne vieille dame campagnarde mourut en ma présence. Le prêtre, debout à son chevet, récitait les prières des agonisants ; l’assistance écoutait avec recueillement, la moribonde était immobile ; tout à coup il y eut interruption ; l'officiant avait cru remarquer que la mourante s’éteignait, et vite, vite, il lui imposa la croix. La dame se retourna mécontente :

« Où vas-tu si vite, bateouchka (père) ? murmura-t-elle d’une langue déjà paralysée ; sois tranquille, tu arriveras… »

Elle plongea la joue gauche dans l’oreiller, fit ce qu’elle put pour fourrer la main dessous, et, dans cette position, exhala le dernier soupir.

Sous l’oreiller se trouvait un écu ; c’est cette pièce qu’elle voulait atteindre à son dernier moment pour payer de sa propre main la prière suprême.

Oui, les Russes ont une manière à eux de mourir.