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12 MÉMOIRES

jours à converser avec moi sans contrainte. Je les écoutais et les observais avec plaisir. Khor et Kalinytch (qui ve—· nait chaque jour, M. Poloutykine ayant dû séjourner tout ce temps-là à la ville) ne se ressemblaient en aucune sorte : Khor était un homme positif et pratique, une tête administrative, ne donnant rien qu’au raisonnement ; ·Kalinytch, au contraire, tout entier à l’idéal, était un romantique, un exalté, un homme de poétique rêverie. Khor comprenait la réalité ; il s’était établi dans la vie ; il avait pourvu à l’avenir comme au présent ; il s’était mis dans de bons rapports avec son seigneur et avec les autres puissances ; Kalinytch était chaussé d’écorces et ne tenait à rien, en souriant a tout. Khor avait créé et mis au monde une nombreuse famille soumise àsa personne et unie sous son autorité ; Kalinytch avait eu autrefois une femme qu’il craignait, et n’avait jamais eu d’enfants. Khor avait des longtemps pénétré son seigneur d’outre en outre ; Kalinytch avait une pieuse vénération, une espèce d’idolâtrie pour M. Poloutykine. Khor aimaitet protégeait Kalinytch comme un être faible et digne d’aifection ; Kalinytch aimait Khor à force d’estime et de respect. Khor parlait peu, raillait quand il voulait ne rien dire, et méditait tout au dedans de lui ; Kalinytch parlait avec feu et entrain, et il était doué de vertus que reconnaissait volontiers Khor lui-même : par exemple, il conjurait les coups de sang, les visions et la rage ; il chassait les vers et les chenilles ; les abeilles se donnaient à lui, et généralement il avait la main Iœurcuse. J’ai vu Khor le prier de se. charger d’introduire dans l’écurie un cheval qu’il venait d’acheter, et le charmeur se rendre avec une consciencieuse gravité à la prière du vieux sceptique. Kalinytch se. tenait plus rapproché de la nature, Khor, des hommes et de l’état social. Kalinytch, étranger à la fatigue de raisonner, se berçait dans ses idées et croyait à tout aveuglément ; Khor s’élevait parfois jusqu’à ces points de vue où la vie semble une ironie plus ou moins révoltante ; il avait beaucoup vu, étudié beaucoup d’hommes et de choses, et j’ai recueilli de sa bouche bien des faits que j’ignorais. Ainsi, j’ai su par lui qu’en été, avant la fenaison, paraît