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ment se faisait entendre par intervalles dans l’air animé de temps en temps par les voix fortes et distinctes des gens qui travaillaient dans le jardin. Avenir était enveloppé d’un vieux khalatt[1] boukhare ; un mouchoir vert qu’il avait au cou jetait une teinte cadavéreuse sur son visage jaunâtre et desséché. Ma venue lui causa manifestement un grand plaisir, il me pressa la main., parla et se prit à tousser. Je le calmai, je m’assis tout près de lui… Il avait sur les genoux un cahier des poésies de Koltsof, calligraphiquement copiées ; il frappa de la main en souriant sur ce cahier :

« Voilà un poëte ! » bégaya-t-il en contenant avec peine un accès de toux, et il avait une mortelle envie de me déclamer de sa voix à peine intelligible :


Ou le faucon a les ailes liées,

Ou les chemins de l’univers

Lui sont ouverts.

Je l’arrêtai : le médecin lui avait défendu de parler. Je savais le moyen de lui faire plaisir. Jamais Sorokooumof n’avait, comme on dit, suivi la marche du savoir humain dans ses progrès, mais c’était une de ses fantaisies d’entendre raconter jusqu’où les plus grands esprits étaient parvenus, dans leur carrière. Il lui arrivait autrefois d’accrocher un camarade, de l’emmener un peu à l'écart, et de le questionner avec une naïveté charmante. Et cet étudiant, que la voix du savant professeur et que tout livre d’érudition endormait fatalement en quelques minutes, écoutait, admirait, croyait sur parole un étudiant de son âge, et pouvait longtemps, rendre compte de tout ce que le jeune homme lui avait dit, et presque dans les mêmes termes. La philosophie allemande avait particulièrement un grand attrait pour lui.

Moi, lui sachant ce faible, et dans l'unique intention de complaire au pauvre malade, je me mis à lui parler comme un fervent disciple d’Hegel (on me croira facilement, si j’affirme ici que Hegel et ses doctrines n’ont jamais eu mes hommages). Avenir approuvait par des mouvements caden-

  1. Sorte de robe de chambre.