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paysan prit l’ordonnance, donna à Capiton un demi-rouble[1], sortit de la chambre et parvint à se remettre dans son chariot avec l’aide de Capiton.

« Eh bien ! adieu, lui dit-il, gardez-moi bon souvenir, et ayez quelque souci des miens, si tant est…

— Ah ! Vacili, reste, reste ici, crois-moi. »

Le paysan branla la tête, toucha son cheval et sortit de la cour. J’allai dans la rue, et je le suivis de l’œil quelque temps. La route était boueuse et cahoteuse ; le meunier cheminait avec précaution et sans hâte, il dirigeait habilement son cheval, et à chaque cahot il avait soin de serrer la bride ; il saluait tous les passants… Trois jours après il n’était plus.

J’en reviens à dire que les Russes sont admirables dans leur manière de prendre la mort. Quantité de mourants assiègent à présent ma mémoire. Je te revois comme si tu respirais encore, mon ancien camarade Avenir Sorokooumof ! Tu n’étais pas parvenu à terminer tes études et à conquérir au moins le premier diplôme, la licence d’étudiant ; mais tu n’en étais pas moins un homme excellent et plein de noblesse. Je vois encore ton visage verdâtre aux pommettes rosées, ta grosse chevelure blonde, ton modeste sourire, ton regard émerveillé, tes longs membres osseux… j’entends ta voix faible et caressante. Tu habitais chez un seigneur Grand-Russien, nommé Gour Kroupianikof, tu élevais ses enfants, M. Fofa et Mlle Zeozia, leur enseignant la langue russe, la géographie et l’histoire. Tu prenais en patience la lourde gaieté de M. Gour en personne et les saillies de son intendant, et les espiègleries un peu fortes de deux élèves pleins de malice ; tu cédais aux exigences fantasques d’une mère que troublaient les vapeurs d’un incurable ennui, tu la satisfaisais non sans un amer sourire, mais sans ressentiment et sans murmure… Mais aussi, quand venait l’heure du repos, le soir, après souper, comme tu goûtais ce repos ! comme tu te sentais heureux d’être momentanément délivré de toute obligation, de toute contrainte, de toute tension d’esprit !

  1. Deux francs.