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dernier vers : nous avons transcrit diplomatiquement ; c’est tout ce qu’on peut exiger de nous.

Un autre ami de la maison prit aussitôt la plume et ne balança pas à écrire aussi en français et de sa plus belle écriture, avec un à-propos qu’on n’aperçoit pas du premier coup d’œil :

Et moi aussi j’aime la nature !

Et il signa avec paraphe :

Jean Koubiliatnikof.

Je ne saurais dire, au reste, si les Français trouveraient la mesure d’un vers dans cet impromptu auquel ne manque certes pas la grâce. Mais cette page était lettre close pour le bon Capiton.

Le frater, livré à peu près exclusivement à ses moyens matériels comme à ses inspirations médicinales, acheta de ses propres deniers six lits en bois de sapin qu’il peignit en vert à l’huile, et se mit, en invoquant les bénédictions du ciel, à prodiguer ses soins aux gens du bon Dieu. On lui donna pour aides deux individus, dont l’un, Paul, avait été sculpteur, mais il était sujet à des absences d’esprit qui le rendaient assez incommode ; l’autre était la femme Melikitrice, dite Mains-sèches ; elle était chargée de la cuisine de l’établissement. Tous deux étaient employés à préparer les médicaments, à sécher les simples, à faire des infusions, etc., puis à contenir les malades que la fièvre agitait quelquefois outre mesure, ou qui résistaient à quelque opération douloureuse ou pénible. Le sculpteur était habituellement morose et avare de ses paroles ; cependant, la nuit, il chantait : De Vénus la toute-puissante, déesse et reine de beauté, etc. Et il abordait chaque passant en le suppliant de vouloir bien lui permettre (ce qu’il eût été difficile de lui accorder) d’épouser une certaine Malanie, morte et enterrée depuis bien des années : Mains-sèches le rossait d’amitié et le mettait, un peu de force, à un régime calmant, en lui faisant garder les dindons.

J’étais chez le frater, l’infirmier, le médecin, le directeur de l’hôpital, comme on voudra bien l’appeler, chez le bon et