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Je me retire un peu et vais m’asseoir sur le banc ; Je reste là une demi-heure, au milieu d’un silence vraiment sépulcral. Dans un angle, derrière une table sous l’iconostase se tient tapie une petite fille de cinq ans occupée à ronger un croûton… la mère de temps en temps la menace du doigt. Dans l'entrée, on va et on vient, on frappe, on cause ; la belle-sœur hache du chou.

« Hé, Axinia ! dit enfin le moribond.

— Quoi ?

— Du kvass. »

Axinia présenta la boisson demandée, et le silence se rétablit. « A-t-il reçu les sacrements ? » demandai-je bien bas ; on me répondit de même : « Oui, avant votre entrée. »

« Allons, me dis-je en moi-même, tous sont en règle ici ; le malade attend la mort, il l’attend, il n’attend pas autre chose. » Je n’en pouvais plus, je sortis.

Je me souviens, à propos de cela, qu’un jour étant en chasse, j’aperçus le toit de l’hôpital de Krasnogorié, et comme je connaissais là un nommé Capiton, simple aide, carabin, apprenti médecin ou infirmier, je ne sais, mais grand amateur de mon passe-temps favori, j’entrai pour causer un moment avec le frater.

L’hôpital était formé d’une aile d’une ancienne maison domaniale ; c’était la dame du lieu qui avait elle-même organisé cette aile en infirmerie, et voici comment : elle fit clouer au-dessus de la porte une planche peinte en bleu, portant en lettres blanches cette inscription : Hôpital de Krasnogorié, et elle remit le même jour à Capiton, en sa qualité d’ancien infirmier, un joli album où il devait inscrire les noms de ses malades. Sur la première page de cet album, un des pique-assiettes et très-humbles serviteurs de la bienfaisante dame traça en français les vers suivants :


Dans ces beaux lieux où règne l'allégresse,
Ce temple fut ouvert par la beauté ;
De vos seigneurs admirez la tendresse,
Bons habitants de Krasnogorié !


Nous ne prétendons pas justifier la rime ni la mesure du