Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1840-41 n’avait pas épargné mes vieux amis les grands chênes et les beaux frênes ; desséchés, dépouillés, tachés çà et là, souillés d’une verdure maladive, ils étaient tristement étendus sous un jeune bois qui s’élançait pour leur succéder et ne les remplaçait point. Quelques-uns, debout encore et pourvus de feuilles vers le has, élevaient comme avec reproche et désespoir leurs rameaux mutilés et sans vie ; le feuillage d’autres, encore assez touffu, quoique non abondant et surabondant comme autrefois, était dominé par de grosses branches sèches, noires et comme frappées de la foudre ; plusieurs avaient entièrement perdu leur écorce ; mais combien étaient tombés tout de leur long par terre, où, géants superbes, ils pourrissaient ignoblement comme de vils cadavres d’animaux !

Qui aurait pu prévoir en 1840, qu’au bout de quelques années on chercherait en vain de l'ombrage dans le bois de Tchaplyghino ? En regardant ces nouveaux Titans, victimes innocentes d’un ciel impitoyable, je leur prêtais du sentiment, je leur supposais des angoisses de douleur et de honte… et je me rappelais l’apostrophe du poëte Koltsof :


Qu’es-tu devenue,
Parole haute,
Force orgueilleuse,
Vertu de roi ?
Où s’est retirée
Ta verte séve
Montant toujours ?…


« Çà, Ardalion Mikhaïlytch, dis-je à mon jeune voisin, expliquez-moi donc comment il se fait qu’on n’ait pas coupé tout cela en 1841 ou 1842. On ne vous en donnera pas aujourd’hui la dixième partie de ce qu’on vous en aurait offert en ce temps-là. (Le jeune homme se borna à hausser les épaules.) Si une bonne âme eût seulement dit un mot à votre tante, certainement les marchands seraient accourus l’argent à la main, à l’envi les uns des autres.

Mein Gott ! mein Gott ! s’écriait à chaque pas Van der Kock ; mon Dieu ! quelle piété ! mais quelle piété !