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que roulade du loriot ; en bas, dans le fourré, chantaient à l’envi fauvettes, tarins et pouillots. Les pinsons fuyaient agilement le long des sentiers. Le petit-gris se glissait sur le rebord des fourrés, et toujours de biais, par prudence ; l'écureuil roux, au contraire, sautait gaiement d’arbre en arbre et tout à coup se mettait au repos, en se contractant, se pelotonnant et ramenant sa queue par-dessus sa tête. Dans l’herbe, autour des hautes fourmilières, sous l’ombre accidentée des charmantes découpures de la fougère, fleurissaient les violettes et les muguets, et croissaient vingt sortes de champignons blancs, jaunes, roux, ponceau, feuilletés, spongieux, les uns innocents, d’autres vénéneux, tous agréables à la vue, tous utiles à qui en sait l’usage. Dans les éclaircies, le gazon était comme pailleté d’étincelles écarlates : c’était le fruit mûr et parfumé du fraisier des bois. Dans ce bois, quelle ombre ! des ténèbres en plein midi ; un air aromatisé, la fraîcheur, le calme…

J’avais souvent passé des heures bien douces à Tchaplyghino : aussi, je l’avoue, je n’entrai pas à cheval dans cet asile d’innocents, d’émouvants souvenirs, sans un sentiment de vague mélancolie. Le funeste hiver sans neige[1] de

  1. L’absence de la neige est une calamité en Russie, où le traînage est le grand moyen de communications ; la neige est d’ailleurs un correctif nécessaire aux rigueurs de l’hiver russe. L’auteur, faisant allusion aux dévastations imprévoyantes que les paysans commettent habituellement dans les forêts, signale ici en note comment les forêts se trouvent, sur certains points, préservées par l’intervention religieuse. Quoi qu’il existe un institut forestier, cette institution, de création récente et encore peu développée, n’a pas une grande efficacité, appliquée sur une aussi vaste surface que la Russie. Voici la note de l’auteur : « Dans l’hiver de 1840, le froid, d’abord très-vif, devint désastreux par son intensité, faute de neiges ; il ne neigea pas avant le 29 décembre. La végétation fut mortellement atteinte ; beaucoup de magnifiques chênaies ont succombé sous cette cruelle intempérie ; il est au moins douteux que ce désastre soit jamais réparé ; la vertu productive de la terre s’est manifestement affaiblie : dans les bois bénits situés à distance de toute habitation, que l’Église même a rendus saints par ses processions sous les bannières, ses aspersions et ses images vénérées portées à l’entour, au lieu des nobles baliveaux d’autrefois, on voit des bouleaux et des pins intrus… Mais jusqu’à présent chez nous on s’en rapporte à la terre du soin de se reboiser. »