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XVI.


La Mort. Manière de mourir des Russes.


J’ai un voisin qui est jeune maître de maison et jeune chasseur. Par une belle matinée de juillet, je me rendis chez lui à cheval et lui proposai d’aller chasser à la caille. Il y consentit. « Seulement, me dit-il, nous irons à Zoucha, en passant par mes petites exploitations ; ce sera pour le mieux ; je verrai Tchaplyghino, vous savez, mon bois de chênes ; je l’ai mis en coupe réglée. C’est convenu, n’est ce pas ? » Il se fit seller un cheval, passa un surtout vert dont les boutons bronzés représentaient des hures de sanglier, puis une gibecière brodée en poil de chameau filé et un flacon d’argent ; il posa contre-son épaule un fusil français tout frais battant neuf, se regarda à deux ou trois reprises dans la glace et appela son chien, le bel Espérance, cadeau d’une vieille demoiselle douée d’un excellent cœur, mais qui n’avait pas un cheveu sur la tête.

Dans cet équipage, nous partîmes. Mon voisin avait à sa suite son dizenier Arkhippe, gros petit bonhomme au visage carré et aux pommettes saillantes, et un régisseur qu’il avait tout récemment fait venir de Courlande ou de Livonie, jeune homme de dix-neuf ans, maigre, blond, myope, aux épaules effacées, au long cou, et affligé du nom de Gottlieb von der Kock.

Mon jeune voisin lui-même était depuis bien peu de temps en possession de sa fortune. Ce domaine était un héritage de feu sa tante la conseillère d’État, Kardon-Kartaëf, femme obèse, furieusement obèse, qui, même au repos, même étendue dans son lit, était essoufflée au point de geindre et de s’angoisser.

Arrivés à l’exploitation, nous entràmes dans des taillis.

« Attendez-moi ici sur le préau, » dit Ardalion Mikhaïlo-