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Tatiane Borissovna avait retiré chez elle un petit garçon de douze ans, du nom d’Andreoucha ; c’était le fils de feu son frère ; il était orphelin de père et de mère. Il avait de grands beaux yeux limpides, une toute petite bouche, un nez régulier, un beau front élevé. Sa voix était douce et pénétrante ; il se tenait avec propreté et convenance ; il était adorable pour sa gentillesse envers la société de sa tante, de sa chère tante à qui il baisait la main avec un air de respectueuse affection qui faisait plaisir à voir.

Cependant elle n’avait pas pour lui un bien grand attachement : elle avait une vague défiance à l’endroit de toutes ces allures caressantes si correctes et si merveilleusement attentives. L’enfant grandissait ; elle commença à s’inquiéter de plus en plus vivement de son avenir… Une circonstance inattendue vint la tirer de peine.

Un jour, il y a juste huit ans, elle reçut la visite d’un monsieur Peotre Mikhaïlytch Benevolenski, conseiller de collège et chevalier. Il se posait en amateur des arts, mais cet amour était chez lui bien désintéressé, car à vrai dire il n’y en avait aucun dans lequel il fût réellement connaisseur. Quand on le voyait prendre feu pour telle musique ou pour tel tableau, on devait naturellement se demander en vertu de quelle loi mystérieuse et inexplicable cette passion avait pu se former chez un homme positif, matériel, évidemment médiocre… Au reste, nous avons bon nombre de ces hommes-là dans notre chère Russie. L’amour qu’ils portent aux arts et aux artistes leur donne un air si étrange, que c’est, la plupart du temps, un supplice que de les voir et de les entendre s’évertuer à faux, s’échauffer à froid ; ce qui se sent tout d’abord à leur manière emphatique de nommer Raphaël et Corregio, le divin Sanzio, l’inimitable de Allegris.

Le lendemain de l’arrivée de M. Benevolenski, Tatiane Borissovna, au thé du matin, dit à son gentil neveu de montrer ses petits dessins.

« Comment, il cultive le dessin ? dit avec quelque surprise M. Benevolenski ; et il fit un charmant sourire à l’enfant.