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de corps et d’esprit… tout cela lui est inconnu… Convenez que c’est là une merveille.

Elle est chaque jour, dès onze heures, en robe ou en capote taffetas gris de fer et en bonnet blanc à longs rubans pensée ; elle aime à manger et a faire manger, mais elle mange modérément, et souffre qu’on l’imite. Les conserves, les fruits, les salaisons sont confiés à la gouvernante de sa maison. De quoi donc s’occupe-t-elle et comment remplit-elle sa journée ? Elle lit peut-être ? demanderez-vous. Non, elle ne lit point, et, à dire le vrai, c’est à d’autres qu’il faut songer quand on imprime un livre.

Si, en hiver, elle se trouve seule, notre Tatiane Borissovna se tient assise près d’une fenêtre et tricote paisiblement son bas ; l’été, en pareil cas, elle va et vient dans son jardin, où elle plante et arrose des fleurs, fait écheniller ses arbres, mettre des tuteurs à ses arbrisseaux, sabler ses allées ; puis elle peut jouer des heures entières avec la gent emplumée de sa basse-cour, avec de petits chats, et avec les pigeons qu’elle nourrit elle-même. Elle s’occupe très-peu du ménage. S’il lui tombe à l’improviste quelque bon jeune voisin, la voilà tout heureuse ; elle l’établit sur son divan, le régale de thé, écoute ses récits, quelquefois lui donne de petites tapes d’amitié sur la joue, rit de bon cœur de ses saillies et parle elle-même très-peu. Avez-vous du chagrin, vous est-il arrivé un malheur ? elle vous console par des mots bien sentis, elle vous ouvre différents avis toujours pleins de bon sens. Que de gens, après lui avoir confié leurs secrets de famille, leurs peines de cœur, se sont trouvés si bien de s’être ouverts à elle, qu’ils inondaient ses mains de leurs larmes ! Le plus ordinairement elle se tient assise devant son hôte, la tête légèrement posée sur la main gauche, regardant face à face son interlocuteur avec tant d’intérêt, lui souriant de si bonne amitié, qu’on ne peut guère manquer de penser : « Ah ! que tu es une excellente femme, Tatiane Borissovna ! va, je ne te cacherai rien de ce qui me pèse sur le cœur. » Dans ses bonnes petites chambres, on est si bien qu’on n’en voudrait pas sortir ; dans ce ciel-là, le temps est toujours au beau fixe.