Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/227

Cette page n’a pas encore été corrigée

l D’UN SEIGNEUR RUSSE. 211

sidération qu’il possède une ménagère de mérite ; c’est une femme de quelque trente-cinq ans, qui a pour signalement : œil noir, embonpoint, fraîcheur et moustaches presque viriles. Les jours ordinaires elle est en robes amidonnécs ; les dimanches, elle ajoute à sa toilette des manches de mousseline. Où Viatcheslaf Illarionovitch est beau à voir, c’est surtout aux dîners de cérémonie donnés par les gentilshommes du pays, en l’honneur des gouverneurs et des autres puissances du jour ; là, il est, on peut le dire, tout à fait dans son assiette. On le place en ces occasions, sinon immédiatement à la droite du premier magistrat, du moins à fort peu de distance de ce personnage. Iusqu’au premier entremets, il garde fort convenablement le sentiment intime de sa propre dignité, et, renversant sa tête en arrière, sans la détourner d’une ligne en aucun sens, il glisse un regard oblique sur le revers des têtes et sur les collets brodés des convives. Mais en revanche, à la iin du banquet, il s’égaye, il commence à sourire de tous les côtés (au commencement du repas, il ne souriait que du côté du gouverneur), et quelquefois même il s’ém ancipe jusqu’à proposer son toast favori en l’honneur du beau sexe, Forncment de notre planète.

Le général Khvalinski figurait encore très-bien à toutes les cérémonies publiques et solennelles, aux examens, aux assemblées de la noblesse, aux expositions. Aux sorties, aux passages, en tous les lieux oi1l’on a l’ennui d’attendre son équipage, les gens de Viatcheslaf Illarionovitch ne font ni grands gestes ni grands cris ; au contraire, en écartant la foule et en appelant la voiture, ils disent avec un agréable baryton de gorge : « Permettez, permettez, veuillez laisser passer le général Khvalinski ; ·· ou : • Ici l’équipage du général Khvnlinski ! ··

L’équipage !... Il est vrai de dire que le véhicule de Khvalinski est d’une forme surannée ; il est vrai que la livrée de ses laquais est usée (inutile, je crois, de dire qu’elle était de drap gris avec passe-poils rouges), les chevaux sont vieux et fourbus, mais Viatcheslaf Illarionovitch n’a pas la moindre prétention aux vanités de l’élégance léonine, et il est d’un