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mena le prisonnier dans la chambre, relâcha les nœuds de la ceinture, et le déposa dans un coin. La jeune fille, qui s’était endormie près du four, s’éveilla en sur saut, et nous regarda en silence avec effroi. Je m’assis sur le banc.

Hé ! hé ! quelle terrible averse ! dit le Bireouk ; vous devriez bien attendre. Ne voulez-vous pas vous étendre un peu ?

— Merci.

— Je l’enfermerais bien dans le galetas pour l’ôter des yeux de votre grâce, dit-il en montrant le paysan ; mais c’est que…

— Laisse-le là ; ne le touche pas. ··

Le paysan me regarda en dessous. Je m’étais bien promis d’employer tous mes efforts à délivrer ce malheureux. Il se tenait parfaitement immobile. A la lueur de la lanterne, je pus apercevoir son visage hâve et ridé, ’ses sourcils jaunes et pendants, son regard inquiet, ses membres grêles.... La petite fille s’étendit sur le plancher tout à fait contre les pieds de cet homme. Le Bireouk s’assit près de la table, la tête entre les mains. Un grillon criait dans un coin.... la pluie s’abattait fortement sur le toit, et se faisait jour à travers le châssis et le cadre de la fenêtre ; nous étions tous également silencieux.

Foma Kouzmitch, dit le paysan d’une voix sourde en cassée ; hé ! Foma Kouzmitch !

— Quoi ?

— Laisse-moi aller. (Point de réponse.) Laisse-moi aller… la faim, vois-tu, la faim.... laisse-moi aller !

— Je vous connais, répondit rudement |eBireouk ; où allez vous des que vous êtes libres ? voler, voler, et puis voler.

— Laisse-moi aller, répétait le manant ; tu sais, ah !.., l’intendant.... ruinés.... perdus ah ! ah !... laisse-moi aller.

— Ruinés !… personne n’a le droit de voler.

— Laisse-moi aller, Foma Kouzmitch.... ne nous achève pas Votre.... tu sais, nous ronge.... ah ! ah ! · !

Le Bircouk se détourna. Le paysan frissonna, se tondit comme dans un grand accès de fièvre ; sa tête ressautait et sa respiration était fort oppressée.