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MEMOIRES


père. — Ce n’est rien ; vous l’exigerez plus de moi aucune corvée ; fixez vous-même équitablement ma redevance. — Cinquante roubles[1] par an. — C’est bien ; merci. — Mais point de grâce à espérer de moi sur cette somme. — Vous serez payé aux termes. » Et il est allé se créer le clos que vous avez vu ; tous les autres paysans l’ont alors surnommé Khor (le putois), et le nom lui est resté.

— Il y a fait ses affaires ?

— Parfaitement. Il me paye aujourd’hui cent bons tselkoves[2] haut la main, et je l’ai déjà prévenu plus d’une fois que j’exigerai davantage, à moins qu’il ne veuille se racheter ; c’est à quoi je l’engage très-vivement, mais il jure ses grands dieux qu’il n’a pas le premier sou pour cela, l’imbécile. A d’autres !... »

Le lendemain, de bonne heure, après le thé, nous partîmes pour la chasse. Poloutykine reprit le chemin de la maisonnette qu’il appelait son comptoir et cria en approchant : « Kalinytch !

— Je suis à vous, monsieur ! répondit une voix ; j’attache mes laptis[3]. »

Nous mîmes la cariole au petit pas, et comme nous débouchions du village voisin, nous fûmes rejoints par un homme de quarante ans, maigre, haut de taille, la tête petite et déjetée, non en avant, mais en arrière. L’air de bonhomie qui se jouait sur son visage hâlé et semé de verrues me plut dès le premier coup d’œil. C’était Kalinytch. J’ai su plus tard que cet homme suivait chaque jour son seigneur à la chasse, portant sa gibecière et parfois son fusil ; il en savait long sur les oiseaux ; c’est lui qui courait chercher de l’eau fraîche, ramasser les baies du bocage et faire avancer la drochka[4]; sans lui il n’y aurait pas eu de chasse possible pour un sybarite tel que M. Poloutykine. Outre que Kalinytch avait des nerfs d’acier, c’était un homme d’un

  1. Environ 60 fr., le rouble valant un peu plus d’un franc.
  2. De 4 francs.
  3. Chaussure d’écorce tressée.
  4. Equipage tartare devenu russe ; on s’y tient à cheval sur une banquette, entre deux paracrottes.