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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 183

— Qui les connaîtra, Nicolaï Éréméitch ? vous étes ici, on peut le dire, le premier des premiers. Eh bien donc, a quoi nous arrêterons-nous ? permettez-moi de vous le demander. — Vous savez bien, Gavrile Antonytch, que l’aü’aire est dans vos mains ; tout dépend de vous seul ; mais il paraît que vous n’avez pas envie de terminer. — Qu’est-ce que vous dites donc la, Nicolaï Éréméitch ? nous autres marchands, nous ne demandons jamais mieux que d’acheter. Votre prix, voilà, Nicolaï Eréméitch, ce qui arrête tout.

— Huit roubles.... huit roubles.... » dit avec intermittence le chef du comptoir.

L’inconnu soupira avec une nuance d’exagération, à ce qu’il me sembla, et dit : « Ah ! Nicolaï Eréméitch, il vous plaît de demander beaucoup trop.·

— Il est impossible, Gavrile Antonytch, de faire autrement ; Dieu m’en est témoin, c’est impossible. » Il y eut un grand silence dans le bureau ; je crus un moment qu’ils étaient partis ; je me trompais ; ayant eu, pour m’en assurer, la curiosité de regarder par une fente de la cloison, je vis que mon hôte me tournait le dos, et j’avais en face un marchand d’une quarantaine d’années, figure maigre et pâle, teint huileux, vraie faœ de carême. Il farfouillait sans cesse dans sa barbe, clignotait à plaisir et s’étirait la lèvre inférieure comme pour la mettre en cerjse ou en bigarreau. W

Les céréales sont, cette année, de la plus belle venue, reprit cet homme d’un ton très-naturel ; depuis Voronéje jusqu’ici je n’ai fait autre chose qu’admirer les blés et les avoines ; et les trèfles donc, et le sainfoin ! Première qualité, première qualité, je vous dis.

- Oui, oui, les herbes sont belles, dit mon hôte négligemment ; mais, vous le savez, Gavrile Antonytch, l’automne donne les cartes, le printemps joue le jeu. - C’est vrai, Nicolaî Eréméitch, c’est très-vrai, tout est entre les mains de Dieu ; ah ! vous avez dit la une grande vérité.... Et votre monsieur la dedans, hein ? il s’est endormi sûrement. » À