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naseaux, s’amusait à ronger la palissade ; les poules gloussaient ; des dindons poitrinaires avaient l'imprudence d’échanger sans cesse de bruyants appels ; sur le perron d’un petit bâtiment noirâtre et vermoulu (je pensai que c’était le bain), était assis un robuste garçon, chantant avec assez d’habileté, en s’accompagnant de la guitare russe, la chanson qui commence ainsi :

Et je me retire au désert,
Loin, bien loin de ces belles rives.

Mon hôte, le gros petit courtaud, entra en ce moment dans la chambre et me dit d’un air agréable : « Monsieur, voici votre thé. »

Le jeune homme au cafetan gris, l’employé de service, ouvrit une vieille table à jouer, y étendit une nappe bleue, y dressa le samavar, et posa ensuite la théière, un verre dans une soucoupe ébréchée, un pot de crème et un chapelet de petits craquelions de Bolkhof durs comme la pierre. Mon hôte sortit ; je demandai à l’écrivain si cet homme était l’intendant, le régisseur du domaine.

« Nullement, monsieur ; c’était le premier caissier, il est devenu chef du comptoir.

— Vous n’avez donc pas d’intendant ici ?

— Non, point d’intendant ; mais nous avons un bourmistre nommé Mikhaïlo Vikoulof.

— Il y a donc un régisseur ?

— Un régisseur, ah ! oui, Carl Carlytch Lindamandol ; seulement ce n’est pas lui qui dirige, il ne régit rien du tout.

— Et qui donc chez vous à la direction ?

— C’est la barynia [1] elle-même.

— Voilà ce que c’est !... Et dans votre comptoir vous êtes beaucoup d’employés ?

— Nous sommes six, dit mon cafetan gris, après un moment d’hésitation.

— Comment six ? quels six ? demandai-je.

  1. La dame propriétaire de la terre.