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1 76 MEMOIRES

— Ie ne sais pas, bârine, les supérieurs ordonnent. — Les supérieurs ! les supérieurs ! » pensai-je ; et je regardai avec compassion le pauvre vieillard.

Il tâtonna autour de sa poitrine, tira de son sein un morceau de pain dur et se mit à sucer comme un petit enfant, faisant faire un fort rude exercice à ses joues, qui sans cela étaient déjà extrêmement affaissées.

Je longeai le petit bois, je tournai ensuite à droite, et j’allai encore, j’allai toujours, comme me l’avait conseillé le vieillard, et je gagnai enfin un grand village dont l’église en pierres était construite dans le goût moderne, c’est-à-dire ornée de colonnes. Devantl’église était une vaste maison domaniale, aussi à colonnes. En outre, j’avais remarqué de loin, à travers le crible serré de la giboulée, une maison à toit de planches et à deux cheminées, maison plus haute que les simples chaumières, et qui devait être l’habitation de l’ancien du village ; c’est vers cette maison que je me dirigeai, espérant trouver là une bouilloire à thé, du thé, du sucre el de la crème à peu près fraîche. Mon chien et moi, trempée jusqu’aux os comme nous l’étions, nous eûmes du plaisir à monter les trois marches du perron ; je pénétrai dans la pièce d’entrée, ou entrée froide ; j’ouvris la porte et.... au lieu de tout ce qu’on voit partout dans les chaumières, je vis plusieurs tables chargées de papiers, deux armoires rouges, des écritoires criblées de croûtes d’encre, des sabliers d’étain très-lourds, de fort longues plumes et tout ce qui constitue un bureau. Sur l’angle de l’une des tables était assis un jeune garcon d’une vingtaine d’années, au visage enilé et maladif, aux petits yeux ronds, au front huileux, aux veines longues, rameuses et gonflées. Il était convenablement vêtu d’un long cafetan de nankin gris fort lustré au collet, sous les manches et à la poitrine.

Que désirez-vous ? me demanda-t-il en élevant brusquement la tête, comme font les chevaux qu’on prend à l’improviste par le museau.

— C’est ici que demeure l’intendant, ou ?... 4 C’est ici le principal comptoir seigneurial, dit-il en m’interrompant sans façon ; je suis l’employé de service.