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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 163

perron. Dans un coin obscur de la pièce d’entrée était restée la femme de l’ancien ; elle aussi seetenait fort inclinée, mais sans oser, celle-là, aspirer un seul instant aux honneurs de la main. ·Dans ce qu’on appelle la chambre froide, à droite de la pièce d’entrée, étaient deux autres femmes très-occupées ; elles emportaient de là toute sorte d’objets, des brocs vides, de vieux touloups, des pots à beurre, une bercelonnette ’ou, dans un fouillis de chiffons, reposait un marmot, à ce ° qu’il me sembla ; puis elles tassaient les balayures au moyen de fines branches de bouleau pourvues de leurs feuilles. Leur travail fini, Arcadi Pavlytch les chassa bien vite poùr aller se placer sur le banc, juste au-dessous des saintes images que l’homme du peuple ne manque jamais de saluer en se signant lorsqu’il entre dans une chambre quelconque. Les cochers apportèrent alors les coffres, les caisses et les cassettes, et il va sans dire qu’ils s’efforçaient, avec des précautions infinies, d’amortir le bruit de leurs pas.

Pendant cette opération, Arcadi Pavlytch questionnait l’ancien sur la moisson, sur les semailles et autres objets d’économie locale. L’ancien faisait des réponses calculées pour satisfaire son seigneur ; mais il parlait lentement, lourdement, et boutonnaituson cafetan comme s’il eût eu les doigts gelés. Il se tenait contre la porte, tâchait de paraître le moins embarrassé possible ; mais il devait bien sans doute regarder derrière lui afin de livrer passage aux allées et venues de M. le valet de chambre. Dans un des moments où il se rangeait de côté, il m’arriva de voir la bourmistresse pincer et frapper sans bruit je ne sais quelle autre femme, qui n’eut pas la hardiesse de crier. Tout à coup on entendit le roulement rapide, soudainement interrompu, d’une· télègue qui s’était arrêtée devant le perron, et nous vîmes entrer le bourmistre. -

L’homme d’Ètat dont m’avait parlé Arcadi Pavlytch était petit, trapu, large d’épaules et grisonnant, nez rouge, petits yeux bleus et barbe en éventail renversé. Notons en passant que, depuis que la Russie existe, on n’y a pas encore vu un seul exemple d’hommes devenus riches sans qu’il leur ait poussé en même temps une large barbe. Il est tel d’entre eux