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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 157

ll est d’une taille au-dessous de la moyenne, bien tourné, et joli garçon ; il prend le plus grand soin de ses mains et de ses ongles ; ses joues et ses lèvres reluisent de santé. Il it franchement et de tout cœur, sa politesse est accompagnée d’un léger clignement d’yeux qui lui sied. Il s’habille avec infiniment de goût ; il fait venir une grande quantité de livres, de publications françaises en tout genre, sans être pour cela un grand liseur, et c’est tout au plus s’il a feuilleté usqu’au bout le Juif errant. Aux cartes, il est excellent par-. enaire. Bref, Arcadi Pavlytch passe pour un des gentilshommes les plus civilisés, et, auprès des mères qui ont des filesàmarier, pour un des partis les plus enviables de tout notre gouvernement. Les dames sont folles de lui, et louent par les sus tout ses manières. Il est admirablement réservé, il a la prudence du serpent ; jamais il n’a été mêlé dans aucune histoire, et pourtant, dans l’occasion, il aime assez à mater, assommer un adversaire timide ; alors il se fait voir ; mais, Vexécution faite, il fait très-bon marché de ses avantages. Il dédaigne toute société de mauvais genre, soigneux de ne se point compromettre, ce qui n’empêche pas qu’en un momeaitde gaieté, il ne se déclare sectateur d’Epicure, malgré ses grands dédains pour la philosophie en général, science qu’il appelle le vaporeux aliment des esprits d’Allemagne ou une quintessence de germanique sottise. Il aime la musique ; en jouant aux cartes, il chante avec quelque sentiment, quoique du bout des dents ; il a gardé mémoire de quelques passages dt Lucia et de la Somuzmbula, mais presque toujours il prend trop haut la note. Il va passer ses hivers à Saint-Pétersbourg. Sa maison est merveilleusement bien tenue ; les co-Chers mêmes ont tellement subi son influence, que non seulement ils nettoient les harnais de leurs attelages et ëépoussettent leurs armiaks, mais qu’ils poussent le raffinement jusqu’à se laver chaque jourtle visage, y compris le tour des oreilles et la nuque. Les gens d’Arcadi Pavlytch ont bien un peu le regard en dessous ; mais dans notre bonne Russie on ne distingue pas très-aisément le morose de l’endorini. Arcadi Pavlytch a un parler doux et onctueux ; il scinde sa phrase de pauses assez fréquentes, et il écoule voluptueuse-