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— Ce n’est pas pour le manger que tu l’as tué, bàrine ; tu ne le mangeras pas ! Tu l’as tué pour ton plaisir. ’ - Et toi, tu ne crains pas, apparemment, de manger une poule ou un canard, bien sur ?

— La poule et le canard sont destinés à la nourriture de l’homme ; le râle est un libre oiseau des bois, et il n’est pas le seul être créé libre ; tout hôte des foréts, des champs, des rivières, des marais, des prairies, de la plaine et de la montagne, de la terre et des eaux, doit être sur de la bonté de l’homme ; c’est un péché de le tuer ; laissez-le vivre jusqu’à son terme. L’homme a sans cela de quoi se nourrir, de quoi calmer sa faim et sa soif : il a le blé, premier bienfait de Dieu, et l’eau du ciel, et les animaux qui se donnent à lui, selon ce que nous savons d’après tous nos pères et patriarches.

Je regardais avec un redoublement de curiosité ce singulier petit homme, dont les paroles, en ce moment, coulaient d’abondance, car il ne les cherchait pas ; il parlait avec une onctueuse animation et avec une gravité douce, en fermant les yeux par intervalles.

Ainsi, ce serait, à t’entendre, un péché aussi de tuer un poisson ’ !

— Le sang du poisson est froid, répliqua-t-il d’un ton de conviction et d’assurance ; le poisson est un être muet ; il est étranger par lui-même à la crainte et à la joie ; il n’a pas voix dans la vie ; il a peu ou point de sensibilité ; en lui le sang n’est pas vif.... Le sang, poursuivit-il, le sang n’est pas une chose sainte et sacrée ; le soleil, œil de Dieu, ne regarde pas le sang ; le sang est à couvert de la lumière, ... c’est un grand péché d’exposer le sang à la lumière, c’est affreux.... Oh ! c’est un très-grand péché ! ··

Il soupira et se fut. J’avoue naïvement l’étonnement profond avec lequel je contemplais l’étrange vieillard. Son langage différait de celui que j’avais pu entendre tenir à tous les paysans que j’avais connus en ma vie ; nos gens du commerce, comme beaux diseurs, ne parlent point du tout ainsi. C’était là une langue volontairement solennelle, très-bizarre en pleine solitude russe. ·.