Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/153

Cette page n’a pas encore été corrigée

’ D’UN SEIGNEUR RUSSE. 137

se tenait sousune petite toiture de chaume une méchante rosse décharnée portant un harnais de pièces et de morceaux. La lumière du soleil, tombant enjets vifs à travers les étroites ouvertures de la vieille paroi, émaillait de grandes taches claires la robe roussâtre et pelucheuse de la haridelle. Dans ce même endroit, dans la petite loge hissée sur une haute perche au-dessus du toit, des étourneaux babillaient tout en regardant avec curiosité dans la cour, du haut de leur pavillon aérien. J’allai droit au dormeur, voulant le réveiller.... Il redressa la tête, me vit et se leva lestement : Quoi ?... qu’est-ce qu’il vous faut ? qu’est-ce que c’est ?..• marmotta-t-il en secouan t, un reste de sommeil. Je ne répondis pas tout de suite ; j’étais frappé de l’ext¢¥ rieur de l’individu. Qu’on se représente un nain de cinquante. ans, avec un tout petit visage brun et ridé, un nez pointu, des yeux presque imperceptibles, et cet ensemble de traits la peine ébauchés surmonté par un monstrueux fouillis d’épais cheveux noirs qui étaient sur sa tête comme un énorme champignon frisé sur sa tige terreuse. Tout le corps de cet homme était extrêmement cbétif, et on ne saurait exprimer en aucun terme l’efl’et que produisait la vue d’un si étrange objet.

J « Qu’est-ce qu’il vous faut ? ·• me demanda-t-il encore. Je lui expliquai de quoi il s’agissait ; il m’écouta sans détourner de moi un instant ses yeux clignotants. Eh bien, pouvons-nous avoir un nouvel essieu ? Je payerai avec plaisir ce qu’il faut.

— Qui êtes-vous ? des chasseurs ? dit-il en m’ex•.minant des pieds à la tête.

— Oui.

- Vous ne craignez pas de percer dans l’air les oiseaux du ciel ! d’abattre les animaux du bois ! Croyez-vous que ce ne soit pas un péché de verser le sang de l’innocent, le sang des oiseaux du ciel ? »

L’étrange petit vieillard parlait très-distinctement ; le son de sa voix me confondait : on n’y sentait rien d’hésitant, rien de rustique ; c’était un timbre étonnamment doux, jeune, tendre et ilexible comme une voix de femme.