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134 MEMOIRES

voyant sa mauvaise humeur dans la rudesse de ses mouvements et de sa voix, prit le parti de restzerimmobile ; de temps en temps seulement, il faisait aller sa queue à droite et à gauche en toute modestie, Moi, j’allais et venais tout aussi modestement, et je m’arrêtais devant la roue, qui n’était ni debout ni couchée. Plus modeste encore, le défunt, qui nous avait rejoints, descendit sur la pelouse du bas côté de la route, sans interrompre un seul moment sa lente et lugubre marche. Mon cocher et moi nous nous découvrîmes, nous saluâmes le prêtre, nous échangeâmes quelques regards avec les porteurs du cercueil ; ils devaient être bien fatigués, y les malheureux, car on voyait saillir très-haut leurs larges poitrines. L’une des femmes qui suivaient la bière était j très-vieille et très-pâle ; ses traits, ravagés et comme figés par le chagrin, avaient une expression sévère et solennelle. Elle marchait silencieuse, portant de temps en temps une main sèche à ses lèvres effacées. Sa compagne, qui était une femme de vingt-cinq ans, avait les yeux rouges et humides ; tout son visage était gonflé à force d’avoir pleuré. En passant à côté de nous elle fit silence et se couvrit le visage de ses avant bras ; dès que le mort eut, dix pas plus loin, repris le milieu du chemin, elle recommença sa cantilène funéraire d’un ton d’angoisse contenue qui ne laissa pas que de m’émouvoir beaucoup. Mon cocher, après avoir suivi des yeux le cercueil balancé en mesure, se tourna vers. moi et, me dit : C’est le charpentier Martyne qu’ils enterrent, Martyne de Reaba.

— Qu’en sais-tu ?

— Et les femmes donc ! la vieille est sa mère ; la jeune était sa femme.

— Est-ce qu’il était malade !

— Oui, il avait les üèvres. Avant-hier, l’intendant a envoyé chercher le dohtour (docteur), mais on ne l’a pas trouvé à la maison. Martyne était un bon charpentier, il tapait un peu dru.... mais c’était un bon charpentier. Voyez comme sa femme est désolée.... Ah ! c’estla femme.... ces larmes-là n’ont pas été achetées.... Mettons que les larmes des femmes c’est de l’eau.... mais pourtant.... »