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M8 MÉMOIRES

ment, à la vieille digue ; il lui faut traverser tout ce vilain endroit. Il s’y engage sans répugnance, il arrive à la tombe du noyé ; il regarde et il voit couché dessus un mouton net tout blanc, tout frisé, très-joli ; le petit animal se met à marcher sur la tombe ; le veneur Ermill a bon cœur, il pense que c’est un animal perdu, s’il reste en ce mauvais lieu ; il descend de cheval et le prend ; le mouton net est tout tranquille dans ses bras ; Ermill se rapproche de sa monture, le cheval s’éloigne, regimbe, rue, renifle, hennit, branle la tête ; pourtant Ermill le met à la raison ; il remonte, et le P voilà cheminant, tenant le joli mouton net devant lui. Ermill regarde le mouton net ; celui-ci le regarde bien droit en face. j Cela parut bien étrange à Ermill, qui avait bien la mémoire un peu troublée, mais qui pourtant n’avait jamais entendu dire que les moutons regardassent ainsi les gens face à face. Il finit par se dire que c’était un cas particulier ; il n’y fit plus attention ; il caressa de la main son mouton net, et dans sa P joie de lui trouver la laine si douce, il prononca le mot qu’on dit toujours aux agneaux : Bêachal bêacha ! sur quoi le mouton aussitôt lui montra les dents et lui renvoya les mêmes mots : Bêacha ! bêacha !... »·.

Le conteur n’avait pas achevé de prononcer ces deux derniers mots, que les deux chiens du bivouac se soulevèrent en même temps, et, s’élançant.avec une fureur convulsive, disparurent dans-l’ombre. L’alerte fut générale parmi les enfants ; Vania (Ivan) même sortit des contours de sa natte. Paul, en criant à tue-tête, se précipita à la suite des chiens, dont les aboiements étaient de minute en minute plus loin-tains. On entendait la course désordonnée et inquiète de tout le taboun effarouché. Paul redoublait ses cris pour encourager les chiens : « Sécri ! joutka ! pille ! pille ! »· Quelques moments après les aboiements cessèrent ; les derniers cris j de Paul nous arrivèrent fort affaiblis par la distance. Il se passa ensuite un bon quart d’heure de silence ; les jeunes gars se regardèrent avec le sentiment de l’incertitude commune.... Enfin résonna le galop d’un cheval, qui vint S’8l’•, rêter net devant le bivouac, et Paul mit pied à terre en s’aidant de la crinière du coursier., Les deux chiens vinrent aussi