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l)’UN SEIGNEUR RUSSE. IO ?}

au loin. Nous commencions à nous sentir tout engourdis. Soutchok clignait des paupières comme un homme qui tombe de sommeil.

A la fin, Ermolaï reparut. Qu’on se figure notre joie. « Eh bien ?

—Eh bienl allons, j’ai trouvé un terrain solide et qui va ’ jusqu’à la rive. En avant !... Non, attendez. » Il fouilla dans sa poche, en retira une très-longue ficelle, attacha par une patte des centaines de canards, puis prit entre ses dents les deux bouts de la ficelle, et partit en avant ; Vladimir le suivit ; Soutchok ferma la marche. Jusqu’à la rive, il y avait quelque deux cents pas. Ermolaî marchait hardiment et sans relâche ; il avait si bien observé la route à suivre qu’il nous criait continuellement : ·= A gauche l prenez garde, il y a à droite un tourbillon, la un grand creux ; à droite, ou vous tombez dans la vase ! » L’eau nous montait parfois au-dessus de la bouche, et deux fois même Soutchok, le plus petit de nous quatre, perdit pied, et lâcha des bouteilles à la surface de l’eau.... « Courage ! remue donc l » lui criait Ermolaî en le poussant et en le secouant avec énergie. Et Soutchok, rendu à l’espérance, devenait presque nageur. Nous gagnàmes les bas-fonds solides. Même dans les extrémités où il s’était trouvé, le paysan n’avait pas eu la hardiesse si naturelle de s’accrocher à mes basques. Harassés, souillés de vase, trempés jusqu’aux’os, nous nous réjouîmes d’avoir enfin le pied sur la rive. Deux heures après, nous étions déjà assis (séchés plus ou moi11s, il est vrai) dans un grand hangar à foin, et nous nous disposions souper de ce qu’on nous trouverait dans le village. Mon cocher, Jérondil, homme très-lambin, difficile à remuer, pensif ou plutôt somnolent, se tenait à la grande porte, et régalait cordialement Soutchok de son tabac. Les cochers, en Russie, se lient d’amitié tout de suite. Soutchok prisait, prisait à s’en faire mal au cœur. Il toussait, il crachait, et reprisait encore ; il faut croire qu’il y trouvait un grand plaisir après le bain. Vladimir, tempérament lymphatique, avait une mine sombre et la tète penchée de côté ; il parlait peu. Ermolaï, lui, essuyait avec zèle nos deux fu¢