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10i · MÉMOIRES I

drôle, dis un peu, dis pourquoi tu as cessé de puiser ; oui, toi, toi, toi !... »

Vladimir songeait à autre chose qu’à répliquer ; il trem— y blait comme la teuille, ses dents ne se rencontraient plus, et, il avait un sourire de stupeur sur la face. Adieu toute son éloquence, adieu son tact exquis des convenances, adieu son sentiment de dignité !...

Le maudit radeau se balançait sans nulle consistance sous y nos pieds. Au-moment où il avait coulé, l’eau nous avait paru extrêmement froide ; mais il n’en fut bientôt plus ainsi. Quand la première peur fut dissipée, je regardai de tous côtés : à ’ dix pas de nous, en fer à cheval, se prolongeait une roselière, au travers de laquelle, ’en quelques endroits moins hauts, on apercevait la rive ; c’était loin ; le cas était très-grave. · Qu’allons-nous faire ? dis-je à Ermolaï. ·

— D’abord il est sur que nous ne passerons pas la soirée t comme ça, répondit-il ; il faut voir.... Tiens, dit-il à Vladimir, charge-toi de mon fusil. Bien ; à présent j’irai chercher quelque endroit guéable, peut-être qu’il y en a. ·· Il prit la perche de Soutchok, et se dirigea vers la rive, ayant grand soin d’agiter les pieds et de ne point peser sur un fond de vase très-perfide.

Sais-tu nager ? lui criai-je..

—Non, me répondit-il de derrière la barrière de roseaux. qu’il avait heureusement franchie.—

Alors il sera le premier noyé, dit froidement Soutchok, qui tout à l’heure craignait non pas le danger, mais notre colère. » Il était devenu inditférent ; il soufflait bien un peu dans ses joues, mais il ne changeait plus de position. ·

Ermolai ne donna pas signe de vie durant une heure ; cette heure nous parut un siècle. D’abord nous criames ; ses réponses étaient rares, et enfin il ne répondit plus. Au village, on sonnait vêpres. Nous cessâmes et de nous adresser la parole et même de nous regarder. Les canards voletaient nombreux autour de nos têtes, et quelques-uns paraissaient vouloir se poser tout contre nous ; mais tout à coup ils montaient dans l’air perpendiculairement, et s’envolaient