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L D’UN SEIGNEUR RUSSE. 93

avait appris la musique ; dès Yadolescence, il avait été employé chez son maître comme valetlde chambre ; il savait lire ; lil avait lu, ainsi que je pus le remarquer, quelques-uns de ces petits livres qui des champs de foire pénètrent ’partout, et maintenant il vivait, comme beaucoup vivent en, I Russie, sans un son vaillant, sans métier ni industrie quel-I conque, et semblait, pour se nourrir, devoir compter sur la manne céleste. Il s’exprimait en termes excessivement re-, cherchés, parlait avec un petit air pineé, et en général composait avec soin ses poses et ses manières ; ce devait certainement être un grand roué, un galant redouté, et il est fort probable qu’il avait des succès. Les filles, en Russie, raffolent de l’éloquence. Il me fit entendre, entre autres choses, qu’il fréquentait les gentilshommes des environs, qu’il avait beaucoup de bonnes connaissances dans la ville du district, qu’il jouait à la préférence, et qu’il connaissait des habitants de nos capitales. Il souriait beaucoup, et il variait à l’in’rini ses sourir. s ; de tous, celui qui lui allait le mieux, c’était un certain sourire modeste, contenu, un sourire d’attention sympathique qui éclairait ses lèvres lorsqu’il avait à écouter. Il écoutait bien ; il approuvait convenablement ce qu’il entendait ; mais, comme il ne perdait pas de vue pour cela le sentiment È de son propre mérite, il vous laissait liredans ses traits que lui aussi, l’occasion donnée, il pourrait formuler une opinion. Ermolaî, homme peu civilisé et point subtil, voulut se mettre à le tutoyer ; il eût fallu voir avec quelle fine ironie Vladimir lui distillait les vous les plus gracieux. Pourquoi, lui demandai-je, mettez-vous ce bandeau ? vous avez donc mal aux dents ? V

— Non, répondit-il ; c’est une déplorable suite de mon imprudence. ’J’avais un ami, excellent homme, mais complé· tement étranger à toute espèce de chasse. Cela se voit, même dans les campagnes. Voilà qu’un soir il s’avise de me dire : Cher, mène-moi demain matin à la chasse, je veux voir un peu par moi-même en quoi consiste ce plaisir-là. » Ie ne voulus pas contrarier un ami ; je lui procurai un fusil, et dès l’aurore nous voilà en campagne. J’abattis quelques pièces, il etïraya quelques moineaux ; à la fin nous dûmes