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V D’UN SEIGNEUR RUSSE. 89

— Ah ! mon Dieu ! quel peuple que ces gens-là ! ils sont venus, je crois, un million, et dire que pas un ne parle russe ! dit-il, et s’eli’orçant, lui, de parler le français, il dit à Lejeune : Meousique, meousique, savé meousique, vous ? ’ savé ? Eh bienn, réponndonn ; comprénéï savé meousique vous, Francé, savé ? sur forté-piano joué.... joué savé’ ? ·• j Lejeune, pour qui ces mots, quoi qu’on en pense, étaient R tout un monde, vit en ce moment des horizons immenses ou ; verts devant lui ; il comprit ·le bon seigneur, il le comprit mieux que si un des tapins ses anciens camarades lui eût ! parlé l’argot des camps et de la cantine. ’i v I - Oui, .monsieur, oui, oui, je suis musicien, je joue de R tous les instruments possibles, vous verrez ; oui, monsieur, sauvez-moi, monsieur ; je vous ferai de la musique tant que vous voudrez. ’ ·

w - Allons, ton ·Dieu va bien se réjouir, répondit le seigneur ; enfants, lâchez-le. Tenez, voila 20 kopecks pour boire. · · ’

j — Merci, bârine, merci ; en bien ! soit, prenez-le. » On mit Lejeune dans le traîneau ; il était tout suiïoqué de, joie, il pleurait, il se tâtait, il saluait, il remerciait et le sei ? gnen r, et le cocher, et les moujiks qui le moment d’avant allaient le jeter a l’eau. Il n’avait sur le corps qu’une camisole verte à cordons roses, et la gelée était forte. Le bàrine regardases membres bleu issants, l’enveloppa dans l’ampleur de sa pelisse, et le déposa chez lui en donnant quelques ordres ·à son égard. Les gens accoururent, on se hata de réchauffer le Frantsouzz, on le fit bien manger et on l’habilla. Puis il fut présenté par le propriétaire à mesdemoiselles ses filles. Voila, mes enfants, un instituteur tout trouvé. Vous ne cessiez de me prier de vous faire enseigner la musique et le dialecte français.... Qa, vous, monsié, poursuivit-il en français, en montrant à Lejeune une méchante petite erépinette achetée en 1807 à un juif qui trafiquait de lacets, de tableaux des grands maîtres et d’eau de Cologne, Allonn, allonn, fésé vous à nous voir votre talent ; joué, joué ; soyé pas hontée. ¤•

Lejeune, la mort dans le cœur, s’assit devant l’instrument ;