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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 87

celui-ci ne donne aucune réponse. Vous connaissez ce M. Garpéntchénko, mon oncle ; ne pourriez-vous pas lui dire un petit mot en faveur de Fédocie ? Elle payerait un bon prix. — Tiré de ta poche, peut-être, hein’ !... C’est bon, je lui parlerai ; seulement, toi, prends garde.... Je te pardonne le passé ; mais à l’avenir.... Dieu m’est témoin que je t’avertis, tu te casseras le cou, à moins que tu ne deviennes plus sage. Eh bien ! tout est dit ; va. »

Mitia sortit ; Tatiane lllinichna se disposait à sortir après lui.

— Oui, va bien vite, indulgente que tu es, régaler de notre I meilleur thé ce garnement. (Elle sortit.) Le gaillard n’est pas sot, savez-vous, monsieur, et il a un excellent cœur. Je m’el’fraye pour lui..... Ah ! pardon, cent fois pardon de vous occuper de maïseries pareilles. »·

La porte de l’antichambre s’ouvrit, puis celle de la chambre, et nous vîmes entrer un petit homme à tête grise en surtout de velours noir.

n ·· Ah ! Frantz lvanovitch ! s’écria Ovcianikof, bonjour ! Comment vont les affaires et la santé ? » Frantz Ivanovitch Lejeune, mon voisin de campagne, seigneur terrier, était un Français d’origine ; il était arrivé à la condition de gentilhomme et seigneur russe d’une manière t qui n’est pas tout à fait la grande route de ces sortes de transmigrations ascendantes. Il était né à Orléans de père et de mère français, et il vint avec Napoléon le Grand conquérir la Russie, en sa qualité de tambour. D’abord, tant que le baromètre fut au beau fixe, les affaires allèrent comme sur des rails, et notre Français entra dans Moscou le nez au vent et tambour battant. Mais quand le baromètre eut tourné aux pluies et aux bourrasq ues neigeuses, quand on fut en pleine retraite, le pauvre M. Lejeune, transi de froid, et n’ayant plus rien à battre, tomba aux mains des paysans de Smolensk. Ceux-ci l’enfermèrent pour la nuit dans un moulin à foulon dévasté, ou ils’vinrent le reprendre le lendemain matin pour le mener dans une clairière où il y avait une digue ; près de cette digue, ils s’arrêtèrent et, prièrent le brave tambour de la grande armée de prendre congé d’eux