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d’une témérité désespérée ; les vaincus, les prisonniers connaissent ce mélange de sentiments opposés qui n’est pas inconnu au voleur après son premier vol. Or, Litvinof était vaincu à l’improviste, et que devenait maintenant son honneur ?

Le train tarda de quelques minutes. L’anxiété de Litvinof se changea en angoisse mortelle : il ne savait demeurer en place ; pâle comme un spectre, il se mêlait à la foule, cherchait à s’y perdre. « Mon Dieu, pensait-il, si elle avait pu retarder d’un jour… » Son premier regard sur Tatiana, le premier regard qu’elle lui jetterait, voilà ce qui l’épouvantait, voilà ce qu’il fallait au plus vite soutenir. Et après ? Après, arrive que pourra ! Il ne prenait plus aucune résolution, il ne répondait plus de lui-même. La phrase de la veille lui revint à l’esprit… Et voilà comment il allait à la rencontre de Tatiana…

Un sifflement prolongé retentit enfin, on vit la locomotive s’avancer lentement. La foule se précipita à sa rencontre. Litvinof la suivit, chancelant comme un condamné. Déjà on pouvait distinguer les visages, les chapeaux des dames dans les wagons ; un mouchoir blanc flottait à une fenêtre, c’était Capitoline Markovna qui l’agitait. C’en était fait : elle avait vu Litvinof, et il l’avait reconnue. Le train stoppa. Litvinof se jeta à la portière, l’ouvrit : Tatiana était debout auprès de sa tante, et, avec un sourire limpide, lui tendait la main. Il les aida à descendre, leur dit quelques phrases banales sans