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geait-il : s’enfuir, s’enfuir immédiatement, sans attendre son arrivée, voler à sa rencontre… Serai-je malheureux avec Tatiana ? c’est improbable ; en tous cas, il n’y a pas lieu à discuter cette hypothèse et à la prendre en considération ; il faut accomplir son devoir, mourir ensuite, s’il le faut ! — Mais tu n’as pas le droit de la tromper, lui murmurait une autre voix, tu n’as pas le droit de lui cacher le changement opéré dans tes sentiments ; sachant que tu t’es épris d’une autre, peut-être ne voudra-t-elle plus être ta femme. — Mensonges ! mensonges ! répliquait-il, tout cela n’est que sophismes, honteux artifices, mauvaise foi ; je n’ai pas le droit de manquer de parole, et voilà tout. C’est cela… Mais alors, il faut partir sans revoir l’autre… »

Ici le cœur de Litvinof se serra ; il eut froid, physiquement froid ; un frisson subit parcourut son corps, ses dents claquèrent ; il étendit ses membres et bâilla comme aux approches de la fièvre. N’insistant plus sur sa dernière pensée, l’étouffant, se détournant d’elle, il se mit à se demander comment il avait pu de nouveau être séduit par cet être corrompu, mondain, entouré de gens qui lui étaient si répugnants et si hostiles. Est-ce bien vrai, se dit-il, et pour toute réponse, il fit un geste découragé.

Et, tandis qu’il s’étonnait et hésitait encore, des traits enchanteurs sortaient comme d’un léger nuage, de beaux cils sombres se levaient lentement