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grande mesure la personnalité de l’écrivain, elles expliquent aussi la physionomie de ses personnages, l’atmosphère de son œuvre. L’atmosphère est déprimante et la physionomie des « héros » l’est davantage. Ces héros n’ont rien d’héroïque ; ils sont presque tous sans énergie, ou ils la dissipent en paroles ou en accès de violence qui ne durent pas. Ils parlent sans relâche du génie russe, de son avenir, de sa supériorité sur le génie européen, mais ils subissent les hontes de l’heure présente. Presque tous sont des « hommes de trop » (voir Journal d’un Homme de Trop) ; ils se portent d’un extrême à l’autre, n’ayant pas en eux-mêmes de centre de gravité. Ils demandent à l’amour les joies et les souffrances de la vie, mais dans l’amour ils révèlent le même manque de caractère, de stabilité, d’esprit de suite. Tantôt ils sacrifient à un caprice la femme aimée, tantôt ils se suicident après un amour contrarié, sans ressource contre la tentation ou l’infortune. Cette paralysie de la volonté, cette « aboulie », personne ne l’a diagnostiquée et décrite comme Tourguéneff, parce que lui-même en était profondément atteint, et parce qu’elle est la « maladie constitutionnelle » de l’Intelligence russe. Comment ne pas être « aboulique » comme Roudine dans un pays où la volonté d’un seul peut tout briser et se substituer à tout ? Comment ne pas être fantasque comme Irène dans un pays où trône l’arbitraire et le caprice ? Comment ne pas être violent et nihiliste comme Bazaroff sous un régime où l’on n’obtient rien par la raison et la persuasion, où il faut être ou victime ou despote.