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aurait facilement découvert qu’elle n’écoutait pas du tout ce que lui débitait Litvinof et qu’elle était plongée dans une profonde méditation. Et l’objet de cette méditation n’était nullement Litvinof, quoiqu’il se troublât et rougît sous le feu de son regard : toute une existence se déroulait devant elle, et ce n’était pas celle de Litvinof, mais bien la sienne.

Avant d’arriver au bout de son récit, Litvinof se tut sous l’impression d’un sentiment de plus en plus pénible ; cette fois, Irène ne dit rien, elle ne lui demanda plus de continuer ; mettant la paume de sa main sur ses yeux, elle s’affaissa dans son fauteuil et demeura sans mouvement. Litvinof attendit un peu ; puis se souvenant que sa visite avait duré plus de deux heures, il cherchait son chapeau, lorsqu’on entendit dans la chambre voisine le craquement de bottes vernies : Valérien Vladimirovitch Ratmirof apparut, répandant autour de lui le parfum distingué qui ne le quittait pas.

Litvinof se leva et échangea un salut avec l’aimable général. Irène ôta, sans se presser, la main qui couvrait son visage, et, regardant son mari, lui dit en français :

— Ah ! vous voilà déjà revenu ! Quelle heure est-il donc ?

— Près de quatre heures, chère amie, et tu n’es pas encore habillée ; la princesse nous attendra. Et, se tournant cérémonieusement du côté de Litvinof, il ajouta avec le ton courtois qui lui était