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au servage, il s’est acquis un titre impérissable à la gratitude de l’humanité.

II.

Né en 1818 — dix ans avant Tolstoy — dans la vieille Russie, dans le gouvernement d’Orel, à l’orée de la Terre noire, grenier d’abondance de l’Europe, il appartient à cette admirable génération libérale et libératrice des « Années Quarante », il atteint sa majorité intellectuelle à l’apogée du despotisme de Nicolas I, il subit l’épreuve douloureuse de ce terrible régime, il reçoit l’empreinte indélébile du servage. Issu de la noblesse rurale, couvé dans un nid de seigneurs, il sera l’un des derniers témoins des mœurs féodales et deviendra l’historien définitif d’une société à jamais abolie.

Fils d’un père viveur (Premier Amour) et d’une mère fantasque et despote, propriétaire d’un domaine de cinq mille âmes, laquelle plus tard se brouillera avec lui et qui ne lui pardonnera pas de s’être déclassé par la littérature, au lieu de faire une brillante carrière dans le Tchin, recevant son instruction à la française, de vagues précepteurs gaulois et maîtres de danse, recevant son éducation à la tartare, c’est-à-dire à coups de fouet, Tourguéneff eut une de ces enfances tristes dont le souvenir suffit pour assombrir toute une vie. À 18 ans il est heureux de s’échapper de la maison maternelle et de son atmosphère de violence et de servilité pour aller jouir d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg de la liberté relative de la vie d’étudiant. On était alors aux plus sombres années de l’autocratie et la tentation était forte