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Lejnieff continuait d’arpenter la chambre. Alexandra Pawlowna le suivait des yeux.

— Une fois parti, continua-t-il, Roudine n’écrivait que bien rarement à sa mère. Il ne vint la voir qu’une fois, et cela seulement pour deux jours. Ce fut entourée d’étrangers que la pauvre femme mourut, loin de lui, mais sans quitter son portrait du regard jusqu’à sa fin. C’était une femme excellente, très-hospitalière. J’allais chez elle quand elle demeurait à T***, et elle ne manquait jamais de me régaler de confitures aux cerises. Elle aimait son fils à la folie. Les messieurs de l’école de Petchorine[1] vous diront que nous sommes toujours portés à aimer ceux qui sont le moins disposés à la tendresse ; mais il me semble à moi que toutes les mères aiment leurs enfants, surtout ceux qui sont absents. Plus tard, j’ai rencontré Roudine à l’étranger. Il vivait avec une de nos dames russes qui s’était attachée à lui, une espèce de bas-bleu qui n’était ni plus jeune, ni plus belle qu’il ne convient à un bas-bleu. Il se traîna assez longtemps avec elle et l’abandonna enfin…, ou plutôt non : c’est elle qui ne voulut plus de lui. Je l’ai perdu de vue depuis.

Lejnieff se tut, passa la main sur son front et s’affaissa dans un fauteuil comme s’il était épuisé de fatigue.

— Mais savez-vous bien, Michaël Michaëlowitch, dit Alexandra Pawlowna, que vous êtes un méchant

  1. Héros d’un roman de Lermontoff.