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lowna. Mais qu’aimez-vous donc, si la musique ne vous plaît pas ? Est-ce la littérature, par hasard ?

— J’aime la littérature, mais pas celle du moment.

— Pourquoi cela ?

— Voici pourquoi : il n’y a pas longtemps que je traversais l’Oka sur un bac avec un certain monsieur. Le bac aborda à une côte escarpée ; il fallut transporter les voitures à bras. La calèche du monsieur était fort lourde. Tandis que les bateliers s’efforçaient de la traîner sur la côte, le monsieur resta sur le bac à pousser de tels gémissements que j’en eus presque pitié… Voilà, me dis-je, une nouvelle application de la division du travail. Ce monsieur ressemble à la littérature actuelle : d’autres s’échinent et font l’affaire, elle gémit.

Daria Michaëlowna sourit.

— Et voilà ce qu’on appelle production littéraire de notre époque, continua l’infatigable Pigassoff, profonde sympathie pour les questions sociales, et Dieu sait quoi encore… Ah ! que ces grands mots me pèsent !

— Mais ces femmes sur lesquelles vous tombez ainsi, — elles, du moins, ne se servent pas de ces grands mots.

Pigassoff haussa les épaules.

— Si elles ne les emploient pas, c’est qu’elles ne savent pas s’en servir.

Daria Michaëlowna rougit légèrement.

— Vous commencez à dire des impertinences, monsieur Pigassoff, répondit-elle avec un rire forcé.

Il y eut un instant de profond silence.